28.3.06

L’OBJET DU MANQUE.

Vingt-cinq coups de soleil ne sauraient effacer de ma mémoire tous les plaisirs que j’associe à Montréal et à la vie nord-américaine.

Chocolat noir et café

Au Brésil, en 2002, un certain D. G. Turgeon a écrit un courriel dans lequel il résumait sa passion pour le cacao : « Le chocolat noir est la seule invention valable depuis la fellation. ». Sa passion reste la même. Les Brésiliens n’ont pas changé non plus : ils demeurent aussi hostiles aux saveurs amères qu’à utiliser les clignotants de leur auto.

Je n’ai pas trouvé de substitut valable au bonheur de combiner chocolat (minimum 80% de cacao) et espresso du Caffè Italia. Ça déchaîne l’imagination. Traduire en prose l’exacte sensation serait si difficile qu’il vaut mieux recourir à la simplicité de la Novlangue du roman 1984 : « Humm… Double plus bon. ».

John Coltrane

Pour survivre au manque de jazz, je me suis procuré un nouvel enregistrement inédit du maître : Live at the Half Note. Quarante ans après le show, les maniaques dans mon genre peuvent écouter ce qui avait été diffusé en direct à la radio new-yorkaise. Bien sûr que je connaissais d’autres versions de la pièce One down, one up, mais celle-ci est incomparable. Vingt-huit minutes de pure exaltation. Un solo supérieur à celui du mythique Chasin’ the Trane gravé au Village Vanguard.

Si je m’étais déjà converti à la technologie Ipod, arriéré conservateur que je suis, j’aurais pu traîner ma collection complète de disques. Ce sera pour un prochain voyage.

Marché Jean-Talon

Ce marché représente pour moi un véritable espace démocratique : une foule composée d’anglophones, de francophones, de latinos, de noirs, d’Arabes, d’Asiatiques, d’âge et de classe sociale différents. D’autant plus important que ce soit un espace ouvert quand il est question de nourriture, le besoin le plus fondamental.

Ce n’est jamais une corvée aller faire un tour au marché Jean-Talon. Je commence déjà à écrire ma liste d’épicerie : fromage Pied-de-vent, cidre de glace, pâtes fraîches, homard, feuilles de vignes farcies…

Voilà un de mes espaces urbains favoris, même si je risque d’y croiser Francis Reddy.

Poulet au beurre

Du poulet à Rio, oui y en a. Du beurre aussi. Par contre, il manque toujours cette simple préposition grâce à laquelle surgirait une union de fait savoureuse. Je pense en particulier à un resto de Parc-Extension, pas très loin du métro L’Acadie. Le cuisinier est le Salman Rushdie du poulet au beurre. Reste à souhaiter qu’Immigration Canada lui accorde un statut de réfugié gastronomique. Une seule bouchée suffit pour se fondre dans les trois derniers siècles de l’histoire de l’Inde. Ce plat est une marque d’amour à l’endroit de son pays d’origine.

Six feet under

Avant mon départ, j’ai loué tous les DVD de la troisième et de la quatrième saison. À mon retour, je vais me précipiter au club vidéo pour mettre la main sur les épisodes de la cinquième et dernière saison. Quel sera le destin de Nate, David et Claire ? Cette série télévisée américaine est admirable à tous points de vue. Malgré ma tendance maladive à dénicher les imperfections, je n’ai rien à reprocher aux auteurs de la série. Six feet under est pour la télévision ce que les tragédies de Sophocle représentent pour le théâtre.

22.3.06

LES IRRITANTS.


Même si la nature m’a doté d’une extraordinaire patience que les experts en génétique aimeraient bien isoler dans mon ADN (ça prendrait juste une biologiste exilée à San Diego pour me contredire), en plus d’une ouverture d’esprit exceptionnelle qui ferait se retourner Gandhi au fond du Gange, il m’arrive d’être incapable d’exercer mes vertus avec certaines créatures qui croisent mon chemin.

Les poodles.

Le poodle est plutôt tendance à Rio. J’ignore pourquoi. Un chien blanc dans une ville remplie de vidanges me semble aussi incongru que la présence de Macha Grenon dans un bon téléroman. C’est salissant. Quoi de pire qu’un poodle crotté sur une plage ? Facile. Un poodle vieillissant avec des saletés au coin des yeux, avec les poils disparus autour de l’anus à force de léchage prolongé et avec quatre bottines en feutre rose.

Les pigeons.

Eh oui ! Rio de Janeiro est peuplé de pigeons. Ils sont aussi nombreux que les évangéliques. Sur la branche d’un palmier ou au milieu du Carré Berri, cet oiseau ne possède aucun charme. Je déteste leur manière insupportable de bouger la tête comme si ces misérables gibiers à plumes fredonnaient sans cesse « Walk like an Egyptian ». Si la Police Militaire s’acharnait autant sur les pigeons que sur les pauvres, le problème pourrait sans doute être réglé.

Les gens qui nourrissent les pigeons.

Si je confiais à mon voisin, l’ami des oiseaux, que je regrette le bon vieux temps de la peste noire – « Ah ! Ces soirées tranquilles durant lesquelles mon grand-père brûlait le corps des victimes. Le sang qui bouille, le crépitement des os, la graisse qui explose comme du pop-corn… Nous attendions de voir apparaître la braise pour faire griller nos mâchemollos. Quelle époque bubonique, pardon, bucolique ! » –, mon voisin cesserait sans doute de me prêter sa collection de télé-horaires. Nourrir des pigeons est aussi malsain que gaver des rats avec de la quiche aux asperges. Ces volatiles exécrables sont de véritables foyers de maladies infectieuses. On va bientôt découvrir que la grippe aviaire a été inventée par des pigeons.

Les baratas, alias les coquerelles.

Il y en a de tous les formats au Brésil. Les plus grosses possèdent des habiletés physiques certaines: elles sont plus actives qu’un conseiller d’arrondissement et n’ont pas besoin de pause-café. Leur démarche rappelle vaguement celle de Pascale Montpetit dans les Filles de Caleb (ça y est… je suis fait… je vais imaginer Arlette Cousture en bikini pendant toute la journée). Les baratas sortent la nuit, à la recherche d’un morceau de riz collé sur une fourchette mal rincée. Quand on les prend sur le fait, elles vous regardent la tête penchée, pour paraître cute comme un chiot, l’air de dire « c’est-pas-ma-faute-j’fais-juste-exécuter-mon-programme-cérébral ». Lorsqu’elles comprennent que tout est perdu, le message change de ton : « De toute façon, ton riz est pas mangeable. Combien de fois faut te le répéter, deux tasses d’eau pour une tasse de riz. ». Pas de pitié. La sandale de l’Apocalypse va te transformer en écrapou de barata.

14.3.06

KABOUM !!


J’ai découvert une nouvelle chose que je déteste autant que le café instantané à saveur de noisette : me faire réveiller par l’explosion d’une grenade à 4h25 du matin. Un trafiquant de la favela Santo Amaro, située derrière chez moi, a tiré l’engin sur des policiers qui venaient de mettre le pied sur son territoire.

Maintenant que le Carnaval est terminé, la musique ne couvre plus le bruit des fusillades.

Le deux mars dernier, au cours d’une manœuvre audacieuse, un groupe de bandits a envahi un poste militaire et mis la main sur une dizaine de fusils. Un ex-soldat aurait participé à l’attaque. Sa connaissance des lieux aurait facilité la réussite de l’opération. La surprise a été telle que les militaires n’ont pas eu le temps de réagir. Les armes volées sont de fort calibre : une balle peut atteindre une cible située derrière un mur de briques.

Le matin suivant, 1600 militaires occupaient douze favelas dans le centre et la Zone Nord de Rio. Des bataillons surveillaient les principales voies d’accès à la ville. Sur le pont entre Rio et la ville voisine de Niterói, un groupe de soldats vérifiaient l’identité des automobilistes. Dans le ciel, des hélicoptères survolaient les favelas où se trouvait l’armée brésilienne.

L’occupation militaire a duré jusqu’au dimanche 12 mars. Les affrontements ont été particulièrement intenses dans les rues du Morro da Providência, la plus ancienne favela de Rio. Trafiquants et militaires s’affrontaient le jour comme la nuit. Entre les deux, se trouvaient des milliers de citoyens impuissants.

Le bilan est le suivant : quatre blessés et un mort. Tous des victimes de balles perdues. Un porte-parole de l’armée est parvenu à dénicher une statistique démontrant une diminution de la violence au cours des dix derniers jours. J’aimerais bien savoir quel type de méthodologie a été utilisé.

L’armée n’a pas récupéré l’équipement volé.

Suite à un appel anonyme, la Police Militaire a reçu l’information que les fusils tant convoités se trouvaient dans la favela Santo Amaro. C’est pour cette raison qu’ils ont mené une attaque surprise dans la nuit de jeudi à vendredi dernier. En plus de l’explosion de grenades, il y a eu plusieurs coups de feu. Le lendemain matin, quatre policiers ont stationné leur véhicule en face de la porte d’entrée de mon édifice. Ils faisaient signe aux motocyclistes de s’arrêter et examinaient leurs papiers d’identité.

J’ai aperçu le camion blindé de l’escouade tactique. Une tête de mort et deux pistolets croisés représentent les policiers de ce groupe spécial. Leur sigle est dessiné sur les portes. Le blindage a résisté aux nombreuses balles reçues, mais les traces sont très visibles. Les munitions de AK-47 ou de AR-15 qui ont atteint les vitres ont laissé des motifs en forme de toile d’araignée.

C’était la deuxième fois en quinze jours que des incidents se produisent dans la favela Santo Amaro. Le 23 février, une poursuite s’est terminée par la mort d’un trafiquant de 26 ans, Ratinho (petit rat). Quand ses amis ont appris la nouvelle, ils ont descendu l’escalier qui mène à la favela et ont déchargé leur mitraillette sur les édifices et les autos. À ce moment, jeudi midi, je me trouvais dans le salon chez moi. Le bruit des rafales se mêlait aux cris des écoliers. Au début, je croyais que les coups de feu provenaient de la cour d’école. Heureusement, ce n’était pas le cas. Personne n’a été blessé.

Pour terminer, j’ai reçu des menaces de mort.

Un premier message anonyme, laissé sur la porte de l’appartement, me mettait en garde : « Je suis une personne qui te déteste beaucoup et tu sais qui je suis. MORT !!! » Le second message disait que l’auteur était l’ancien amoureux de Geneviève et que celle-ci était tombée enceinte de lui, mais qu’elle avait subi un avortement. Un autre message invitait Geneviève à rencontrer cet homme dans l’hôtel de l’autre côté de la rue. Tout ça en l’espace de dix minutes.

Je n’ai pas eu de difficulté à deviner qui c’était. Un expert du chantage et de la menace n’écrirait pas « observation : » ou ne dessinerait pas des astérisques pour attirer l’attention sur la partie importante du message.

Il s’agissait d’une fillette de onze ou douze ans qui habite l’immeuble et à qui j’avais parlé quelques fois. Selon toute évidence, elle a eu le coup de foudre pour moi et m’en voulait de ne pas tout avoir abandonné pour vivre avec elle et son frère dans le deux et demi de ses parents. Je l’ai surprise avec son amie, alors qu’elles s’étaient cachées à l’étage supérieur. Elles ont eu droit à une bonne engueulade. Depuis ce temps, Ana Paula n’ose plus me regarder dans les yeux.

Tout de même. Folle jeunesse.

7.3.06

QUATRE JOURS ?

Le Carnaval de Rio s’est déroulé du samedi 25 au mardi 28 février. Officiellement, du moins. Vendredi 24, les festivités avaient déjà commencé à travers la Zone Sud de Rio. Accompagnés par des milliers de personnes en délire, une dizaine de blocos jouaient les traditionnelles sambas et marches du Carnaval.

Les images diffusées sur les chaînes d’information à travers le monde sont celles du grand défilé au Sambódromo. Durant les nuits de dimanche et de lundi, 14 écoles, à raison de 7 par soirée, présentent les résultats d’un entraînement intensif de neuf mois. Le Sambódromo est en fait une avenue du centre-ville bordée d’estrades permanentes. Le reste de l’année, ce sont les autos qui paradent sur l’avenue de la samba.

Pendant 80 minutes, les musiciens et la batterie jouent la même samba. Cette chanson-thème a été composée pour le Carnaval. Les costumes et les chars allégoriques illustrent les paroles. Cette année, l’école Vila Isabel a remporté la première position en célébrant la latino-américanité. Le président du Venezuela, Hugo Chávez, était l’un des principaux commanditaires. Durant le défilé, Vila Isabel a pu compter sur l’appui du crack argentin Diego Maradona, déguisé en Simón Bolivar, principal leader des guerres d’indépendance en Amérique du Sud.

Dans chaque école, environ 3500 participants sont répartis parmi l’une des 35 ailes. Aucun autre défilé à travers le monde ne fait étalage d’une telle démesure. Certains chars allégoriques ressemblent à ce que pourrait créer le Cirque du Soleil (avec une surdose de kitsch) : animaux géants articulés, fontaines, caravelles… Il est difficile de croire que ces écoles sont presque toutes situées dans des quartiers pauvres de Rio. En 2006, Rocinha, la plus grosse favela d’Amérique du Sud, était représentée parmi l’élite de la samba.

En plus du groupe spécial, il y a aussi les groupes A, B, C, D et E. Le fonctionnement ressemble à celui des divisions au football. Une douzaine d’écoles défilent dans chaque catégorie. Le gagnant du groupe A participe au défilé du groupe spécial l’année suivante.

Comme les billets pour le spectacle du Sambódromo peuvent coûter jusqu’à plusieurs centaines de dollars, la majorité de la population participe plutôt au Carnaval de rue. Les ensembles de musique les plus traditionnels existent depuis cinquante, soixante et même quatre-vingt-cinq ans. Leurs défilés attirent des foules supérieures à 150 000 personnes. Les conséquences olfactives sont assez désastreuses : tous les coins de rue du centre-ville sentent la pisse et les vidanges. C’est la meilleure façon de saisir par expérience la définition du mot fétide.

Au total, 400 blocos ont demandé une autorisation à la mairie pour jouer dans les rues de Rio. Autorisation ne signifie pas organisation. Oubliez les pancartes orange qui annoncent un détour 500 mètres à l’avance. Ici, les automobilistes découvrent par hasard que l’avenue principale est bloquée. Durant un défilé du lundi après-midi, je me suis retrouvé coincé au milieu d’une rue. D’un côté, le camion de la Police Militaire voulait se frayer un chemin. De l’autre, une ambulance essayait de se rendre à l’hôpital le plus près. Leurs sirènes combinées ne parvenaient pas à couvrir le son de la batterie. De façon parfaitement inutile, un policier faisait signe aux autos de se ranger sur le côté.

Dimanche, j’ai participé à un premier spectacle avec un groupe de pandeiro (tambourin). Le coin de rue où nous étions était bondé. C’en était difficile de jouer tellement ça se bousculait. Trois chanteurs ont interprété leurs compositions et celles des grands maîtres de la samba.

Pour conclure le Carnaval, mardi en fin de journée, le bloco Quizomba (le mien à moi) a défilé dans les rues du quartier Lapa. Réussite totale. La batterie était un noyau atomique autour duquel gravitaient des centaines d’électrons libres. Pendant un peu plus de deux heures, les spectateurs ont dansé et créé une ambiance survoltée. Les chanteurs, les guitaristes et le bassiste étaient perchés sur la plate-forme d’un camion. Sous leurs pieds, les caisses de son crachaient les décibels par centaines. Je n’avais jamais connu un pareil sentiment d’exaltation. Un vrai trip de rock star.

Mercredi premier mars : la programmation post-Carnaval incluait une douzaine de spectacles.

Samedi 4 mars : défilé des champions au Sambódromo.

Dimanche 5 mars : défilé de Monobloco. C’est le groupe qui pousse le plus loin les limites du style « musique de Carnaval ». Il jouit d’une très grande popularité. Trois membres fondateurs de Quizomba en font partie. 60 000 personnes ont accompagné la parade sur les plages de Leblon et Ipanema.

Je pense que là c’est fini pour de vrai.