18.5.07

INLAND EMPIRE


En réponse à une question de Djou.


Excellent film.


David Lynch a souvent déclaré en entrevue qu'il est très sensible à la logique des rêves dans l'élaboration de ses scénarios. Son dernier film s'appuie encore plus que les autres sur les mécanismes qui participent au travail du rêve et à la vie psychique sous toutes ses formes. Les aspects en apparence incompréhensibles et/ou insensés d'Inland Empire n'en sont que plus nombreux.


D'abord, tout comme dans le rêve, ce sont les affects qui conduisent le récit et qui provoquent les événements. Et non pas l'inverse. De plus, ces affects n'appartiennent pas en propre à un personnage déterminé. Ils s'incorporent dans la peau de l'un avant de soumettre un autre personnage à leur pouvoir. Voilà sans doute l'élément le plus déroutant dans les films de Lynch. Ça signifie que le récit peut se poursuivre dans un autre lieu (passer d'une rue de Los Angeles à un appartement en Pologne), à une autre époque et avec d'autres personnages, mais être la continuité directe de la scène précédente.


Pour cette raison, il devient difficile de déterminer qui est le personnage central dans Inland Empire, élément fondamental dans la narration d'une histoire conventionnelle. Nikki Grace, interprétée à merveille par Laura Dern, guide le spectateur parmi ce dédale de thèmes – mariage, adultère, viol, prostitution, grossesse – , thèmes pour lesquels l'accent est mis sur les états affectifs plutôt que sur les mises en situation, mais Nikki n'est pas la source de tous ces désirs, fantasmes et traumatismes. Son identité se confond avec celle de Susan Blue, le rôle qu'elle décroche au début d'Inland Empire. Nikki/Susan qui se retrouve dans la maison d'une autre femme et dans une vie qui n'est pas la sienne. Il y a aussi tous ces autres personnages féminins, dont cette femme qui pleure et qui regarde Nikki/Susan sur l'écran de télévision. En quelque sorte, comme si chacune n'était que le rêve d'une autre (pensez Las ruinas circulares de Jorge Luis Borges).


Pour nous tous (du moins je l'espère) qui avons une vie psychique relativement équilibrée, nos amis, nos parents, nos copines, bref tous les gens de notre environnement, sont des êtres dont nous avons une image stable, une image qui peut varier avec le temps, s'enrichir de nouveaux éléments et de nuances additionnelles, mais qui possède la propriété de rester identique en dépit du passage des années. Nous regardons des photos de nous ou d'un ami – prises à deux, cinq et dix ans d'intervalle – et malgré les changements perceptibles nous nous disons : « Je vois une seule et même personne. » Il en va de même pour les lieux dans lesquels nous vivons. Nous n'avons pas l'impression que les êtres et les objets se transforment sans cesse sous nos yeux. Pour certains êtres psychotiques, la situation est différente. Par exemple, cette femme qui a longtemps eu « la conviction qu'il y avait 48 000 Chestnut Lodge [hôpital psychiatrique] et qu'on la faisait sans cesse passer de l'un à l'autre (...) que sa tête, la mienne [celle de son psychiatre] et celles d'autres personnes étaient constamment remplacées par d'autres têtes. »


David Lynch propose un univers dans lequel les forces inconscientes ne sont pas assujetties au principe de réalité grâce auquel, dans notre vie quotidienne, les pensées les plus folles et les plus angoissantes n'entravent pas le fonctionnement de notre mémoire et de notre jugement. Sous une forme atténuée, les rêves nous donnent accès à ces forces inconscientes. Il faut toujours résister à l'idée de donner à un personnage de Lynch la pleine maîtrise de son destin puisque l'individualité – au sens d'une distinction nette entre le soi (self) et l'environnement – n'existe pas dans cet univers cinématographique. Comme dans le cas de cette femme aux 48 000 asiles, les frontières entre un être et un autre demeurent trop poreuses. Ce n'est plus possible d'être dans le monde et de se sentir maître de ses actes et de ses pensées (ou simplement d'en avoir l'illusion) sans éprouver de confusion.


...few American filmmakers dare to peel back the surface of things to show us what squirms beneath. (New York Times)


D'un point de vue psychologique, qu'y a-t-il à la surface des choses : en apparence, un soi familier – ce que j'aime, ce que je fais, ce que je pense – qui est l'expression même de l'unité de la personnalité. Derrière cette façade, il y a quelque chose de fuyant et qui nous glisse toujours entre les doigts. En nous examinant nous-mêmes, nous ne trouvons que des représentations partielles de qui nous sommes : certaines idées, sensations, souvenirs, etc. L'introspection ne permet pas de saisir l'essence du « soi ». Dans Inland Empire, le jeu du film dans le film illustre bien ce côté insaisissable. Tout devient une projection. Même s'il est impossible d'en percevoir la composition, le sentiment de ne faire qu'un est à la base de notre identité. Par contre, il n'est pas à toute épreuve. Chez un psychotique, l'angoisse fondamentale en est une de morcellement. Cette fragmentation ou désintégration de la personnalité est une véritable mort psychologique. Un psychotique qui éprouve cette angoisse va sentir sa vie constamment menacée, sur le bord d'éclater littéralement. Depuis longtemps, David Lynch est un démiurge qui contient cette menace et en canalise la force dans l'esthétique du surréel.


Dans Lost Highway, cette scission de la personnalité était illustrée de manière convaincante. Au milieu du film, le saxophoniste, emprisonné pour le meurtre de sa femme qui l'avait trompé, se métamorphose en un jeune garagiste. Les rôles sont maintenant inversés : celui dont la femme a été infidèle devient celui qui vole la femme d'un autre. En même temps s'exerce le retour de l'identique.


Ce qui fait du nouveau Lynch une réussite : le film suscite un sentiment d'inquiétante étrangeté du début à la fin. Ce sentiment qui se rattache aux choses connues depuis longtemps et qui fait écho aux forces vives cachées en chacun de nous.


Si les aspects irrationnels vous rebutent et que vous avez quand même le goût de (re)découvrir David Lynch, le film Blue Velvet, qui met également en vedette Laura Dern, explore les côtés obscurs de la psyché (les perversions sexuelles) dans une forme plus classique, mais, peut-être pour cette raison, d'une manière encore plus troublante.


Malgré les ressemblances avec Mulholland Drive – l'univers d'Hollywood, des acteurs et des réalisateurs –, Inland Empire est davantage qu'une variation sur le même thème. Cependant, la photographie et la mise en scène n'ont pas les mêmes qualités que dans son film précédent. Les limites du tournage en format numérique ? Aussi, le réalisateur aurait pu sacrifier 25 minutes au montage sans détériorer le résultat final. Certaines scènes s'intègrent difficilement à l'ensemble. Pourquoi le sit-com de lapins ?


Pour ceux qui en douteraient, David Lynch demeure un optimiste. Le film se termine sur une note positive : on célèbre la réconciliation en danse et en chanson.


Citation : Harold Searles, Le contre-transfert, Éditions Gallimard.