20.2.08

Le suppositoire comme élément constitutif de la société distincte québécoise... J'en suis convaincu depuis qu'un collègue de travail m'a raconté l'histoire qui suit. Le texte original a été publié dans le journal The Globe and Mail en 1998. Cette publication a valu à son auteur une entrevue avec André Arthur. Voici donc pour la première fois en français :

ORALEMENT OU AUTREMENT
par Guy Lalande

Il y a quelques années j’ai décroché un emploi d’annonceur à la radio francophone de Radio-Canada, à Toronto. Je n’avais visité la ville qu’une fois dans ma vie et je n’y avais jamais habité, mais la perspective de travailler dans la capitale ontarienne m’avait tout de suite plu. Je peux d’ailleurs dire aujourd’hui que l’année et demie que j’y ai passée a été très instructive autant d’un point de vue social que culturel.


Bien que le climat de Toronto soit plus doux que celui de Montréal, ça ne m’a pas empêché de contracter encore cet hiver-là, un mal de gorge qui provoque invariablement chez moi une extinction de voix. Le remède idéal dans ces circonstances se présente en suppositoires. Il me redonne ma voix en 24 heures, ce qui me permet de reprendre rapidement le micro.


Comme je pouvais m’y attendre, ma gorge s’est mise à piquer un après-midi de janvier. J’étais alors loin de me douter que ma quête pour le remède miracle allait être arrêtée net par une autre de ces différences culturelles qui font de nous, les Québécois, ce que certains appellent une société distincte.


Ce soir-là, je me rends donc à la pharmacie la plus proche de ma résidence de North York. La pharmacienne en devoir accueille ma demande avec un certain malaise. Alors que je commence à me demander si je n’ai pas transgressé un quelconque tabou, elle m’entraîne devant une gigantesque variété de pastilles, un remède qu’elle trouve pas mal moins embarrassant à proposer vu qu’il a l’immense avantage de pouvoir être pris par la bouche.


Dans une deuxième pharmacie, un commis fouille l’endroit de fond en comble avant de m’abandonner lui aussi devant un impressionnant étalage de pastilles. Elles ont l’air aussi efficaces que des bonbons forts. Mais à Rome, on fait comme les Romains. Je me laisse tenter par un sachet rouge et blanc sur lequel est écrit en anglais « l’ami du pêcheur » avec un joli petit chalutier. Je passe à la caisse et je rentre chez moi avec la vague impression de m’être fait prendre comme un poisson.


Le lendemain matin, je prends comme à chaque jour la direction du Broadcast Centre. Si je ne peux pas animer mon émission je pourrai au moins faire un peu de recherche et qui sait, peut-être trouver les fameux suppositoires dans une pharmacie du centre-ville. À midi, je traverse la rue Wellington et j’entre dans la pharmacie d’un centre commercial souterrain. De nouveau, une pharmacienne accueille ma demande d’un air perplexe. Elle m’assure ne jamais avoir entendu parler de ce remède étrange et primitif.


Mais elle vérifie tout de même un volumineux compendium qui répertorie tout ce qu’on peut trouver dans une pharmacie ontarienne. À sa grande surprise, mon remède s’y trouve. On peut lire son nom écrit noir sur blanc. L’espoir rejaillit en moi. Mais ma joie est de courte durée quand j’apprends qu’en Ontario, mon médicament n’est vendu qu’à Cornwall, à la pharmacie où « on trouve de tout même un ami. » C’est à cinq heures de route de Toronto, pratiquement à la frontière du Québec.


Je refuse de me laisser abattre. Je fonce vers la méga pharmacie du Centre Eaton, rue Younge. Cette fois, un pharmacien d’âge mûr est derrière le comptoir. À peine lui ai-je demandé ce que je veux qu’il me lance, sûr de lui : « Tu dois venir de Montréal. Tu trouveras pas ça à Toronto. Les suppositoires, personne n’en veut ici. » Et comme si un suppositoire en valait bien un autre, il ajoute : « Tout ce que j’ai en suppositoires c’est de l’Aspirine. »


Ok. Si je ne peux pas aller aux suppositoires, les suppositoires viendront à moi. Le soir même j’appelle ma fiancée qui doit arriver de Montréal le lendemain en train. Je lui demande de m’en faire passer une couple de boîtes en douce. Elle se dit prête à prendre ce risque. Bien cachés dans le fond de sa valise, les précieux suppositoires trouvent leur chemin jusqu’à Union Station.


Mais mon état s’est détérioré. Les suppositoires ne font pas leur effet habituel. Je prends un rendez-vous avec un médecin. J’arrive dans son bureau. Il est jeune, timide et un peu gauche. Il m’examine et me demande si j’ai pris quelque chose. Je réponds : « Seulement des pastilles et des suppositoires. » Il échappe son stylo. Son visage devient écarlate. « C’était quoi la dernière chose? » « Des suppositoires. Un médicament que je trouve à Montréal. » Il tousse un peu et d’une voix faible me dit: « Et ces suppositoires, vous les prenez oralement, n’est-ce pas? » « Oralement? Savez-vous ce que c’est qu’un suppositoire? » Mais il me tend déjà une ordonnance pour des antibiotiques en me lançant: « Ici, on ne parle pas de ça! » Je venais de tomber dans un profond fossé culturel.