27.4.07

L'ACTE FONDATEUR.


Monsieur Gérard Bouchard,

Au cours d'une entrevue publiée dans le journal Voir, vous disiez que l'indépendance du Québec serait la meilleure façon de dompter nos réflexes de minorité, d'en finir avec ce que je nomme le sentiment d'être Québécois à peur entière.

Je crois, à l'inverse, qu'il faudrait d'abord consolider notre fragile identité pour avoir le courage de transformer le Québec en un État indépendant. L'acte fondateur devrait prendre, en premier lieu, la forme d'une affirmation linguistique.

Je suis étonné depuis longtemps par ce paradoxe : peu importe leur opinion sur le mouvement souverainiste, les Québécois tiennent à protéger leur langue, en font un élément clé du nationalisme et de notre identité, mais cultivent l'impression que la collectivité maîtrise mal la langue française. J'illustre ce point à l'aide d'un exemple personnel : une collègue journaliste de Radio-Canada me disait récemment qu'elle parlait bien seulement quand elle était en ondes. Cette femme, d'environ trente ans, était profondément convaincue que son accent, son vocabulaire et ses expressions saguenéennes n'étaient pas du bon français. Mais comment une journaliste compétente, avec un diplôme universitaire, pour qui les mots, les idées et le sens de l'analyse sont des outils de travail, peut-elle croire qu'elle parle mal dans la vie de tous les jours ? Elle n'est pas seule.

Les Québécois ont tendance à se reprocher l'emploi des québécismes, un terme qui a souvent une connotation négative. Ce qui me semble une attitude absurde à bien des égards. Ça signifie au fond que nous nous reprochons de parler notre propre langue même s'il y a un consensus relatif à l'utilisation de tous ces termes que nous n'osons pas écrire. Nous voulons réaliser le fantasme de maîtriser une langue dont l'expression idéale ne peut être québécoise et cette quête impossible nourrit un sentiment d'infériorité en plus de déstabiliser notre rapport aux autres.

L'identité canadienne-française n'est jamais autant perceptible qu'au moment de démontrer notre attachement à la langue. Malheureusement, c'est au détriment de l'identité québécoise. Beaucoup de souverainistes adoptent à ce moment un discours qui m'apparaît tout à fait provincialiste et que je résume ici de la manière suivante : en matière linguistique, nous ne devons pas être maîtres chez nous, nous devons suivre une norme comme celle du dictionnaire Robert par exemple. Il s'agit de subordonner la langue québécoise au français européen, au lieu de considérer l'une et l'autre comme deux univers distincts, proches parents mais dont l'évolution est indépendante.

J'en reviens à la question de l'affirmation linguistique qui n'a pas à voir avec un éloge du joual. Pourquoi n'existe-t-il pas des outils de langue, couramment utilisés dans tout le système d'éducation, qui seraient le reflet de la norme québécoise et qui auraient la même valeur qu'un Robert ou qu'une grammaire Grevisse ? Au début des années 90, l'OLF du Québec a publié un document au sujet de la féminisation des mots comme auteur, docteur, chauffeur, etc.. J'applaudis à cette initiative, mais sans diffusion efficace la portée n'est pas la même. Si un immigrant péruvien me pose une question à ce sujet, je n'ai pas dans ma bibliothèque un ouvrage de référence qui résumerait les particularités du québécois et que je pourrais brandir fièrement.

Cette absence d'outils nous porte entre autres à porter de faux jugements parce que nous connaissons mal les origines de certains mots. Georges D'Or croyait que la conjonction « mais que », comme dans l'expression « Mais qu'il fasse beau, j'irai te voir. » était un exemple d'erreur grammaticale, alors que c'est tout simplement du vieux français et que cette forme est encore en usage dans la campagne normande. Je n'ai pas fait une étude scientifique sur la question, mais les gens à qui j'ai demandé ce qu'ils pensaient du « mais que » y voyaient avant tout une faute de français et un bon exemple de nos piètres qualités oratoires.

Il n'y a pas de geste spectaculaire à poser pour définir notre langue. Il faut avant tout faire appel au savoir des linguistes et conjuguer leurs efforts à une volonté politique de diffuser un portrait linguistique de qui nous sommes comme Québécois d'abord et membres de la francophonie en second lieu. Je pense qu'une initiative semblable, la mise en valeur académique de la langue québécoise et la diffusion à grande échelle d'un dictionnaire québécois, pourrait faire en sorte, d'ici une ou deux générations, que l'identité québécoise prenne le dessus une bonne fois pour toutes sur l'identité canadienne-française. Nous avons les capitaux humains et matériels pour y arriver. C'est un geste que nous pouvons poser dès maintenant. Le gouvernement fédéral et le ROC ne sont pas des obstacles à la mise sur pied d'un tel projet. J'espère voir la réalisation d'un acte fondateur du genre bien avant la tenue d'un troisième référendum.

L'idée centrale est de retirer les jugements de valeur négatifs associés au vocabulaire et à la grammaire québécoise. Je reprends ici une image que j'ai employée dans un autre contexte : Si un spécialiste se donnait l'objectif de répertorier toutes les espèces de papillons québécois, mais qu'il en laissait de côté parce que les couleurs de l'un ou de l'autre ne lui plaisent pas, tout le monde trouverait ça absurde. Nous avons cette attitude à l'égard de notre vocabulaire. Certains mots nous accompagnent depuis plusieurs générations, mais nous n'osons pas reconnaître leur valeur. Nous refusons d'en faire des mots comme les autres et de les inclure dans un recueil de la langue. Nous jugeons qu'ils ne le méritent pas et donc nous rejetons une partie de nous.

En réponse à mes arguments, j'ai souvent droit à cette réponse : « Oui mais on va s'isoler du reste de la francophonie. » Selon mon point de vue, notre langue ne subirait pas une transformation radicale. Il s'agirait simplement de reconnaître des faits et de ne pas avoir honte de nos particularités. (Ma formation de psychologue explique sans doute pourquoi je porte une attention particulière à des sentiments en lien avec l'estime de soi.)

Un mot est d'abord un son. Ce qui détermine sa valeur est l'information transmise et sa compréhension par un grand nombre de locuteurs. Le verbe pogner, qui est un héritage français tout comme la conjonction mais que, est tombé en désuétude ailleurs dans l'univers francophone, mais il possède une grande richesse sémantique au Québec. Pourtant, nous préférons y voir une forme fautive au lieu de lui accorder un statut égal à celui d'autres verbes. Il n'est pas question d'obliger son utilisation. Je souhaiterais que des mots comme celui-là occupent une place officielle et que nous ne les jugions pas péjorativement comme étant des québécismes indignes d'enrichir la langue. Cette attitude me semble plus valorisante que de tenter inutilement de les faire disparaître et contribuerait à la consolidation de notre identité.

Je ne sais pas à quel point ma vision de l'identité québécoise est le reflet de celle de ma génération (25-35 ans). Mes réflexions sur la langue ont beaucoup à voir avec mes expériences de voyage en Amérique latine, l'apprentissage de l'espagnol et du portugais et la comparaison entre les variantes européennes et américaines. J'ai compris que je suis Québécois, habitant des Amériques et que l'Ancien Monde n'est plus un refuge possible. Mon ancêtre Charles Turgeon a traversé l'Atlantique en 1649. Plus de trois siècles... C'est un laps de temps suffisant pour s'enraciner dans un continent aussi fertile que le nôtre.

Quand j'écoute sur internet le discours du général de Gaulle à Montréal en 1967 et que je l'entends dire « Vous les Français du Canada. », je ne me sens pas du tout interpellé. Peut-on imaginer Winston Churchill en voyage à New York s'adresser aux Américains : Vous les Anglais des États-Unis ? L'affirmation aurait été ridicule.

Et n'est-ce pas curieux pour un peuple en quête d'affranchissement d'associer son « Vive le Québec libre ! » au chef d'État d'un pays avec qui nous entretenons une relation particulière, mais tout de même un pays étranger ?

Cordialement.

Dominic G. Turgeon Montréal



Cher Monsieur Turgeon,

Je vous remercie pour votre très intéressante réflexion. Le problème que vous soulevez reflète et résume toute l’ambiguïté de la francophonie québécoise, et plus exactement, l’une de ses contradictions les plus fondamentales. En ce qui me concerne personnellement (je veux dire : au-delà de ce que le sociologue et l’historien peuvent en penser), je partage entièrement votre sentiment (notre rapport toujours aliéné à la langue, la mésestime de soi qu’il révèle, notre timidité, etc); mais en même temps, je me sens également contraint par la pression qui s’exerce sur nous par de puissants facteurs, l’un d’entre eux étant l’autorité culturelle de la France et la façon dont nous l’avons intériorisée (je pense en particulier à notre conception du beau, de l’élégant, en matière d’élocution ou d’écriture). La France nous offre (nous impose ?) une grande tradition, très riche, très prestigieuse, à laquelle il nous est évidemment difficile de nous soustraire et qui, reconnaissons-le, n’est pas toute à rejeter, loin de là.

Au sujet de l’acte fondateur, sans jouer à la poule ou l’œuf, je continue de penser qu’il nous serait malgré tout plus facile de réaliser notre souveraineté politique que de désaliéner notre langue. Le reste suivrait. Le reste, c’est-à-dire : la capacité de choisir (mais ce qui véritablement s’appelle choisir) notre langue, ce qui inclut la possibilité de faire une grande place à la tradition française. L’essentiel serait de nous l’approprier véritablement dans un acte de piratage, ce qui nous libérerait de l’aliénation qui continue de peser sur notre conscience collective.

Je me relie et je trouve mon commentaire un peu trop pessimiste. Ce travail d’appropriation est tout de même en cours.

Portez-vous bien. Au plaisir,

Gérard Bouchard



Monsieur Bouchard,

D'abord, je vous remercie d'avoir pris le temps de lire mon courriel et d'y répondre.

Comme vous le dites, la France nous offre une grande tradition à laquelle nous pouvons contribuer d'une certaine manière, mais il n'en demeure pas moins, à mes yeux, que la littérature française est une littérature étrangère au même titre que le sont les littératures américaine et brésilienne. Le Québec peut bénéficier du rayonnement culturel parisien autrement que dans la position du petit cousin d'Amérique.

Je me demande à quel point l'indépendance politique faciliterait une modification profonde du paradigme linguistique. Je fais appel une autre fois à ma grille d'analyse psychologique (peut-être de façon abusive). La définition de notre rapport à la langue est profondément intériorisée. Sur le plan individuel, il est souvent plus difficile de renoncer à des idées, des pensées qui semblent définir notre personnalité que de mettre fin à une relation (amoureuse, amicale, etc.). Même si ces idées provoquent de l'ambivalence ou une souffrance, la personne croit que d'y renoncer fera en sorte qu'elle perdra le sens de qui elle est. Je crois qu'il en va de même sur le plan collectif. Ce serait plus facile de rompre les liens avec le Canada, qu'on peut tenir responsable (à tort ou à raison) de certains de nos problèmes, que de transformer notre imaginaire collectif. La France ne nous impose rien (je fais abstraction des questions économiques relatives au marché québécois et aux grandes maisons d'édition). Nous nous tournons vers elle parce que les racines canadiennes-françaises ne sont pas enfouies assez profondément. En Amérique latine, il n'existe pas d'identité mexicano-espagnole ou colombiano-espagnole. C'est chose du passé. Nous en sommes encore à construire une identité dont les fondements ne se trouvent pas ailleurs que sur le sol des Amériques. Peut-être même que l'indépendance du Québec renforcerait notre besoin de faire partie d'un plus grand ensemble et limiterait encore plus nos écarts de langage. Qui sait ?

Que ce soit grâce à l'indépendance ou par d'autres moyens, j'aimerais que le Québec se considère comme une force assimilatrice. Par exemple, que nous nous sentions assez sûrs de nous pour considérer Mordecai Richler comme un écrivain québécois, même s'il est anglophone et même s'il a écrit des faussetés sur le Québec, plutôt que de simplement le rejeter. La confiance en soi implique qu'on peut avoir au sein de notre collectivité des éléments critiques, mais qui ne menacent pas la solidité de l'ensemble.

Demeurons optimistes.

Cordialement.

Dominic G. Turgeon



Merci encore de votre commentaire, dont je retiens les derniers mots : restons optimistes !

Bien cordialement,

Gérard Bouchard

16.4.07

MAIS QU'ON SOIT COHÉRENT...


Pendant une discussion avec deux collègues journalistes de ma société d'État favorite, j'ai eu droit à la remarque suivante : « C'est parce que les Québécois parlent mal. »


Nous discutions de la qualité du français au Québec et de l'expression « mais que... ». Par exemple, Mais qu'il fasse beau, mais que je sois guéri...


Ce qu'on peut lire dans le Grand Dictionnaire Littré au sujet de cette conjonction :


Étymologie : Wallon, main, mâie, dans le sens de jamais ; Hainaut, mé ; provenç. mais, mai, mas, ma ; cat. may ; esp. et port. mas ; ital. ma et mai ; du lat. magis, qui signifie plus, davantage.


Le patois normand conserve deux anciens emplois de mais : Il n'a mais que dire, il n'a plus rien à dire ; et mais que dans le sens de lorsque : Mais que j'aille chez vous, je vous l'apporterai.


MAIS. 15° Mais que, ancienne conjonction qui est aujourd'hui hors d'usage, et qui signifiait dès que.


Vous pouvez penser comme il fera, mais qu'il soit [dès qu'il sera] doyen des cardinaux, François de Malherbe (1555-1628), Lexique, éd. L. Lalanne.


L'affection avec laquelle j'embrasserai votre affaire, mais que je sache [dès que je saurai] ce que c'est, vous témoignera... François de Malherbe (1555-1628), ib.


Cette conjonction est encore très usitée dans les campagnes normandes.


Fin de la citation.


Elle l'est aussi au Québec. Georges D'Or, chanteur converti en linguiste niveau Bantam CC, aimait la donner comme exemple du mauvais français parlé au Québec, en l'écrivant « mé que ». Selon lui, il n'y a que des analphabètes fonctionnels capables de parler d'aussi mauvaise façon. C'est plutôt un héritage de nos ancêtres de la Normandie.


Comme plusieurs autres termes courants du vocabulaire québécois, nous en connaissons plus ou moins les origines... Notre réflexe habituel : si ça nous semble suspect, ça risque d'être un québécisme, donc un mot que la Francophonie, pas mal plus bavarde que Dieu dans un film de Bergman, risque de ne pas comprendre. Ce qui pourrait faire en sorte que la Francophonie soit fâchée fâchée et décide tout de go de couper les ponts avec Montréal, ce qui ralentirait encore plus la circulation vers l'île et nous ferait sentir d'autant plus toutit toutit au coeur de cet océan anglophone dans lequel on ne fait les séries qu'une année sur trois pour être éliminé en six. Imaginez le désarroi des Québécois. Une séparation brutale de nos jours, on soigne ça avec des antidépresseurs et des anxiolytiques, vous imaginez les files d'attente chez Jean-Coutu et la pression sur un système d'assurance-médicaments déjà fragile qu'on voudrait voir disparaître mais qu'on n'est pas certain parce qu'on aime ça les pilules pas chères. Bref, vaut mieux ne pas contrarier la Francoco sinon c'est le chaos social.


Je ne crois pas que nous oserions écrire un jour « mais que », tellement nous sommes convaincus de souiller la langue, mais serait-ce au moins possible d'en enseigner les origines ?


La génération suivante ferait un pas de plus pour liquider notre éternelle litanie : « J'te dis qu'on sait pas parler français au Québec. »