29.6.08

INVOCATION.

Pour que l'esprit de Charles Mingus plane sur Montréal et son festival de jazz, un article écrit en 2002 consacré au contrebassiste...


S'il n'était mort en 1979, Charles Mingus aurait eu 80 ans le 22 avril 2002. Dominic G. Turgeon, de Montréal, nous conte parallèlement l'histoire d'amour qui lie, depuis longtemps déjà, le Québécois Normand Guilbeault et le justement célèbre bassiste et compositeur, la biographie de celui-ci, des anecdotes sur celui-là...

« I wrote the music for dancing and listening. It is true music with much and many of my meanings. It is my living epitaph from birth til the day I first heard of Bird and Diz. Now it is me again. »
Charles Mingus (à propos du disque "The Black Saint and the Sinner Lady")

Mingus aurait célébré son 80e anniversaire cette année et, 23 ans après sa disparition, sa veuve, Sue Mingus, consacre toujours beaucoup d'énergie à diffuser les oeuvres de son mari. Depuis quelques années, Sue mène une lutte acharnée contre les nombreux enregistrements pirates disponibles sur le marché. Ainsi offre-t-elle, au travers de la maison de disques Revenge !, et à bas prix, des versions officielles et autorisées d’œuvres du compositeur – dont le concert à Paris du 17 avril 1964 –, destinées à faire échec à ceux qui cherchent à tirer profit de l'héritage.

Le Mingus Big Band, lui, est toujours actif, sur scène et en studio, et présente régulièrement des spectacles à New York et un peu partout dans le monde, où les pièces du Baron Von Mingus (surnom qu'il se donnait en début de carrière) sont à l'honneur.

À Montréal enfin, le contrebassiste Normand Guilbeault, outre ses divers autres projets personnels, dirige un ensemble qui se consacre à l'interprétation du répertoire Mingus.

En 1996, cet ensemble québécois enregistrait en spectacle l'album « Hommage à Mingus » (Justin Time records). Au répertoire, Orange was the Colour of her Dress, Then Blue Silk ; Don't Be Afraid, the Clown's Afraid Too ; What Love et The Black Saint and the Sinner Lady. Ce disque représentait pour Guilbeault une nécessité personnelle, un sorte de remerciement ultime à l’un de ses mentors.

« Mingus est un grand prêtre du jazz. », dit-il.

D’ailleurs, sur son disque précédent – « Basso Continuo » (Justin Time records, 1995) - l'ensemble Guilbeault n’avait-il pas gravé Meditations on integration ?

Fondé en 1988, l'ensemble Normand Guilbeault a reçu six ans plus tard le prix Du Maurier, à l'issue du Festival international de jazz de Montréal. En 1997, la revue torontoise Jazz Report le classait « Best jazz acoustic group of the year ». Outre les deux disques déjà mentionnés, sont aussi disponibles « Dualismus » (Red toucan records, 1994) et « Riel - Plaidoyer musical » (Ambiances magnétiques, 1999). Le contrebassiste travaille en ce moment à un projet inspiré des romans de Jack Kerouac.

Guilbeault a participé à des spectacles ou à des sessions d'enregistrement aux côtés de René Lussier, Jean Derome, Robert M. Lepage, Marilyn Crispell, Paul Bley etc. Il est impliqué de près dans les activités hors-scène du jazz montréalais, comme la mise sur pied du Off Festival et d'une association professionnelle de musiciens.

Comme Mingus, Guilbeault dit ce qu'il pense et agit en conséquence.

« Pour moi, le jazz est une musique engagée. C'est une autre influence de Mingus. Si tu as la chance de dénoncer une situation, il faut le faire. »

Guilbeault donne en exemple la pièce Fables of Faubus dont Columbia n'avait pas voulu diffuser la version chantée, dans laquelle Mingus critiquait l'attitude raciste du gouverneur Faubus et de la société américaine puritaine. Il l'a finalement distribué sur son propre label.

Guilbeault classe Charles Mingus parmi les quatre plus grands de l'histoire du jazz.

« Des musiciens de sa carrure, il n'y en pas beaucoup. Il est un des plus importants aux côtés de Duke Ellington, Billy Strayhorn et Thelonious Monk. Il a atteint une intensité peu commune dans le jazz. On la retrouve chez d'autres, mais l'influence est différente (...) C'est un grand virtuose de la contrebasse. Il avait une force physique exceptionnelle. Il avait développé une technique à deux mains sur la touche. Une main qui faisait un capo, tandis qu'il frappait la corde avec l'index de l'autre main. »

Mingus a été le premier jazzman dont les compositions, environ 300, se sont retrouvées à la Bibliothèque du Congrès de Washington. Pourtant, sa musique est relativement peu interprétée. Selon son disciple montréalais, ce n'est pas un répertoire facile. Ses arrangements sont construits pour avoir un relief : alto, trombone, ténor, clarinette basse...

« On n'approche pas sa musique comme All the things you are ou Les feuilles mortes. C'est possible avec seulement certaines pièces. Il arrivait souvent en studio sans partition. Il chantait, jouait à la basse et au piano ses compositions. Les joueurs les apprenaient et en assimilaient la matière sans l'avoir vraiment lue. Cela dépassait le cadre de la lecture à vue et forçait le musicien à l'apprendre de façon viscérale. Au début, c'était plus laborieux à mettre en place. »

Mingus écrivait certes, mais faisait bien davantage. Avant de donner au musicien son espace de composition – pour lui l'improvisation était composition (lire à ce sujet les notes de l'album « Let my children hear music » –, Mingus s’assurait que le thème sonnait exactement tel qu’il l'imaginait. Selon la légende, plusieurs musiciens l'ont appris à leurs dépens, certaines discussions orageuses se soldant à l’occasion par des échanges de coups. Ainsi Max Roach aurait-il été victime de la colère du contrebassiste durant l'enregistrement de « Money Jungle »…

Guilbeault partage cette vision du travail de leader – les coups en moins. « Si le compositeur contrôle son oeuvre à ce point-là, il peut faire passer son message. Il connaissait son oeuvre au point de la transmettre de façon orale. C'est à son honneur. Si j'étais aussi confiant face à mes compositions, j'essaierais cette méthode surprenante. C'est le moment présent avant tout. »
Au cours des années 1950 et 1960, Mingus était souvent tenu pour un moderniste radical, incarnant un paradoxe propre aux grands créateurs, à savoir l’art de puiser dans la tradition – Duke et Jelly Roll par exemple – et de la digérer pour parvenir à une vision inédite. Mingus nourrissait de façon continue un dialogue conscient entre lui et les compositeurs qui l'ont influencé.

« Son oeuvre de jeunesse est marquée par l'influence des compositeurs contemporains tels que Stravinsky. La musique classique a eu un impact. Charlie Parker l'a aussi beaucoup marqué. Il en a toujours été très fier. Parkeriana est un mélange des oeuvres de Parker, mais le style de composition demeure propre à Mingus. »

L'improvisation de groupe dans la tradition néo-orléanaise n'empêchait pas Mingus d'utiliser les ressources nouvelles à sa disposition. Il a été une sorte de charnière entre deux époques. Le disque « Let my children hear music », par exemple, a nécessité un très gros travail d'édition. « C'est presque impossible à reproduire en concert. Il y a beaucoup de changements de métriques et d'harmonie. Ce sont des oeuvres peu jouées. Nous avons relevé le défi en interprétant Don't be afraid, the clown's afraid too. Les arrangements sont de Jean Derome. Nous avons respecté l'esprit. C'était notre objectif. »

« The Black Saint and the Sinner Lady », composition en 4 mouvements pour 11 musiciens, est un minutieux travail de montage et de collage. Mingus découvrait une nouvelle technique de l'époque : l'overdubbing. Normand Guilbeault a mis près de six mois pour transcrire les partitions. « Il était difficile d'adapter les arrangements pour un groupe de six au lieu de onze musiciens. Il ne fallait pas avoir l'impression qu'il manque quelque chose, que des éléments aient été oubliés. Peu de gens s'y sont attaqués. J'ai travaillé beaucoup avec Jean Derome. Je suis très fier du résultat. C'était le gros morceau. Nous aimerions rejouer cette pièce bientôt. »
Mingus lui-même n'a jamais repris « The black Saint… » après la sortie de l'enregistrement. Le Mingus Big Band en donne parfois une version en spectacle.

Fait à noter, Guilbeault a préparé cette interprétation sans se référer à la partition originale qui se trouve à la Bibliothèque du Congrès. « C'est une oeuvre exigeante physiquement. Les quatre mouvements sont complexes. Sue Mingus avait été impressionnée quand je lui avais annoncé mon intention. "It's fantastic. Go for it." avait-elle dit. »

Suivons le mot d'ordre de Guilbeault et ses musiciens : Let (our) children hear Mingus !

Pour en savoir plus sur Normand Guilbeault : http://www.normandguilbeault.com

...et sur Mingus : http://www.mingusmingusmingus.com (site officiel).