20.9.08

LE MEILLEUR LIVRE QUE JE N'AI JAMAIS LU.


Pérou, 1998.


Il me faut d'abord fouiller deux jours dans les librairies de Trujillo avant de trouver une édition légale de La Casa Verde (La maison verte) de Mario Vargas Llosa. Celle que j'achète est tout de même de mauvaise qualité. À la page 77, par exemple, les caractères sont imprimés en double et projettent un effet 3-D. L'éditeur voulait-il accentuer la profondeur de ce passage ? Une caractéristique des éditions pirates, aussi nombreuses que les versions officielles, est cette tendance à comprimer au maximum le texte pour réduire le nombre total de pages. Et souvent des fautes se glissent jusque dans le titre.


Je connais vraiment peu de choses au sujet de Vargas Llosa, si ce n'est qu'il est l'auteur le plus renommé du Pérou. Tout comme je l'ai fait en Colombie avec Gabriel García Márquez ou en Argentine avec la trinité Borges-Cortázar-Sabato, je veux lire ces écrivains pendant que je me trouve dans leur pays. La Casa Verde m'a été recommandé par un adolescent de 13 ans, natif de Trujillo, qui disait être le plus jeune écrivain du pays. Pablo proposait également de nous guider, J-S et moi, dans cette ville de la côte péruvienne. Comme nous passons des journées entières à visiter des ruines, entre autres celles de Chan Chan, capitale du royaume Chimú, c'est à l'hôtel que je peux trouver le temps de lire les premiers chapitres.


Notre chambre nous coûte seulement quelques dollars par jour. L'hôtel est en fait une ancienne prison qui a subi de légères transformations. Le proprio ne manque pas une occasion de vanter la sécurité des lieux. En effet... les barreaux de fer de la porte d'entrée sont solides. La porte coulissante demeure fermée à clé en toutes circonstances. On referme aussitôt que les clients entrent ou sortent. Un gardien est assis sur un tabouret et n'a rien d'autre à faire que jouer avec son porte-clés. Les putes ont un accès prioritaire aux deux premières chambres derrière les barreaux. Discrétion garantie : des murs épais absorbent les cris que provoquent les fantaisies de leurs clients. Au milieu de la porte de notre chambre, qui conserve des traces de mutinerie, il y a encore la fente par laquelle on donnait de la nourriture aux prisonniers. La fenêtre est trop petite pour que puisse s'évader un homme et une ampoule 30 watts jette une lumière pâle qui atténue le délabrement des lieux. Le seul moyen de lire serait de me tenir debout sur le lit en tenant le roman à bout de bras.


Le livre de Vargas Llosa m'accompagne dans les montagnes du parc national Huascaran. Sans l'aide d'un guide, J-S et moi partons en expédition. Nous croisons seulement trois campeurs dans la vallée en l'espace d'une semaine. Les sommets enneigés sur lesquels les nuages se déchirent le ventre, les lacs turquoise qui sont la sueur froide des montagnes estomaquées par l'immensité du ciel, les étoiles si nombreuses qu'elles dessinent des constellations pouvant illustrer toutes les mythologies du monde... Tout ça occupe un espace dans lequel la typographie ne parvient pas à s'intégrer. Sans compter un froid intense qui nous oblige le matin à passer 45 minutes assis sur une roche, le dos voûté, jusqu'à ce que le soleil assouplisse nos muscles et fasse fondre le gel au sol.


Au Pérou, les voyages en autobus sont longs, parfois il faut une vingtaine d'heures pour couvrir une distance de 500 kilomètres. Malgré ça, l'occasion n'est jamais propice à la lecture : le manque d'espace, l'inconfort, les passagers debout dans l'allée... autant de raisons de simplement regarder par la fenêtre. Quand l'autobus roule sur un chemin de terre, et ils sont nombreux dans le pays, les sièges branlent constamment. Tenir un roman entre ses mains demande encore plus de concentration que de le lire. Et je ne sais pas pourquoi, mais ça m'a toujours indisposé qu'un poulet lise par-dessus mon épaule dans l'autobus.


Nous voici à Arequipa, dans le sud du pays. J'ai une raison supplémentaire de reprendre la lecture du roman : c'est là qu'est né Mario Vargas Llosa. Je sais également à son sujet que l'écrivain a été candidat à la présidence du pays en 1990. Il représentait la droite néo-libérale favorable aux idées du Fonds Monétaire International. J'y vois là un obstacle de plus à la lecture. Cette vision politique heurte mes valeurs de jeune social-démocrate, quand même prêt à profiter d'un taux de change avantageux pour voyager des mois sans travailler. Aurait-il fait pire qu'Alberto Fujimori, au pouvoir durant toute la décennie 90 ? Ses adversaires l'ont accusé de corruption, d'abus de pouvoir et de violation des droits de l'homme. Fujimori a soutenu un programme de stérilisation forcée : 400 000 femmes autochtones en ont été victimes.


Cette fois, La Casa Verde ne fait pas partie de mes bagages dans l'expédition qui nous mène au sommet du mont Chachani, à 6057 mètres d'altitude. Le roman occuperait un espace équivalent à trois boîtes de thon. Dans un contexte comme celui-là, on remarque davantage que la nourriture spirituelle n'a pas de date d'expiration. Sa consommation peut être remise à plus tard.


Même rendu au-delà de la frontière péruvienne, à San Pedro de Atacama, au Chili, je m'obstine à terminer au moins le premier chapitre. Pour ce faire, je m'assois sur un banc en bordure de la place centrale, dos au soleil auquel j'expose seulement ma nuque. Le roman attire l'attention d'une jeune universitaire.


  • J'aime beaucoup Vargas Llosa. C'est la plus grande voix littéraire du Pérou. Et toi, qu'est-ce que t'en penses ?

  • Humm.... je ne me suis pas encore fait une idée claire à ce sujet.


Amelia est Péruvienne. Elle étudie à Santiago au Chili. Elle a 20 ans. Elle est belle comme une universitaire en vacances qui lit Pablo Neruda chaque matin.


« Fille brune, fille agile, le soleil qui fait les fruits, qui alourdit les blés et tourmente les algues, a fait ton corps joyeux et tes yeux lumineux et ta bouche qui a le sourire de l'eau. »


Les jours suivants s'accordent au nous, ponctués de siestes sans repos, mais la fin de notre histoire est plutôt catastrophique. Je dois lui téléphoner pour qu'on se voit une dernière fois avant son départ pour Santiago. Rien à faire, je ne trouve pas le numéro. Je me rends jusqu'à son auberge de jeunesse qui est légèrement à l'écart du centre de San Pedro... pour y apprendre qu'Amelia est en route vers le terminal d'autobus qui lui est à l'opposé de l'auberge. La ville est petite, mais les taxis ne sont pas nombreux. Pas la peine d'attendre. J'arrive à bout de souffle au terminal, juste à temps pour voir la poussière tomber derrière l'autobus de 14 heures.


De retour au Québec, je cultive parfois le projet de lire La Casa Verde. Ce désir coïncide souvent avec la sortie d'un nouveau roman de Paul Auster. Le Pérou s'enfonçe alors dans l'ombre des États-Unis.


Un soir de janvier, à Montréal, je lis à voix haute la première phrase : El sargento echa una ojeada a la Madre Patrocinio y el moscardón sigue allí. Ma lecture est interrompue avant la fin de la première page : le débit du renvoi de la laveuse est beaucoup plus rapide que le mien. L'eau sale se déverse au beau milieu de la pièce, qui se trouve à être la cuisine. J'en ai pour deux heures à ramasser les dégâts dans un appartement que j'habite depuis quatre jours à peine. Je découvre le lendemain que le tuyau de renvoi a été bouché avec du papier journal. La locataire précédente n'avait pas trouvé de meilleur moyen pour se venger du proprio que de faire payer le prix au locataire suivant. L'incident a pris un tout autre sens quand je suis moi-même parti en guerre contre le proprio. Il allait bientôt tenter de m'expulser, m'accuser de vol, faire venir les policiers chez moi, couper l'eau chaude... Mais bon c'est une toute autre histoire.


La dernière fois que j'ai ouvert La Casa Verde, tout de même en bon état malgré les voyages et les déménagements, j'ai retrouvé une carte d'affaires à l'endos de laquelle était inscrit : Amelia # tel (55) 852-508.


La carte était glissée à la dernière page d'un chapitre qui se conclut avec cette question :


Était-il tombé en amour avec elle ?