20.12.06

DISCUTAILLER LE BOUT DE GRAS.

Correspondance électronique entre Paul Roux, chroniqueur linguistique à La Presse, et moi. Le sujet : la langue québécoise... hé oui.

Bonjour monsieur Roux,

Voici un texte que j'ai envoyé à des amis il y a de cela quelques semaines.

J'aimerais savoir ce que vous pensez de la question.

Cordialement.

Dominic G. Turgeon

UN OU UNE GANG DE RUE ?

Les médias accordent beaucoup d'importance à la question des gangs de rue. Bien entendu, l'objectif premier est de donner la vision la plus juste sur ce qui se passe à Montréal. Est-ce qu'on fait fausse route dès le départ en parlant d'un gang plutôt que d'une gang de rue ? Quand j'étais psychologue dans les écoles de Montréal-Nord, je n'ai jamais entendu un enfant, peu importe son origine, utiliser ce mot au masculin, pas plus que les professeurs d'ailleurs. Peu importe le contexte dans lequel nous employons ce mot, les Québécois parlent toujours d'une gang ou de la gang.

Pourquoi en va-t-il autrement sur les ondes de Radio-Canada ou dans les pages de La Presse ? Les correcteurs et conseillers linguistiques ont fait leur travail. Ils ont consulté le dictionnaire Robert et vérifié l'orthographe et le genre du mot. Les Québécois et les Français ont adopté des mots anglais comme gang, toast et job. Eu Europe, leur genre est masculin. Au Québec, il est féminin (toast au sens de rôtie). Un linguiste pourrait sans doute nous fournir une explication quant au pourquoi de cette différence. Malheureusement, dans notre coin d'Amérique, nous croyons que la norme européenne a toujours plus de valeur que celle québécoise. Nous tenons à préserver cette idée que nous écrivons et parlons mal, beaucoup plus qu'à préserver les forêts boréales. Dans le cas présent, plutôt que d'appliquer une logique toute simple, en accord avec notre utilisation du mot, nous préférons l'opinion des académiciens français. Résultat : un gang. Le message envoyé : nous, francophones du Québec, sommes incapables de déterminer le genre d'un mot. Nous cultivons l'ambivalence.

Pour en arriver à une plus grande harmonie entre la langue parlée et écrite, il faudrait d'abord construire les outils qui seraient un véritable reflet du Québec. Nous avons le capital humain et les ressources matérielles nécessaires pour les développer. L'Université de Sherbrooke travaille en ce sens depuis plusieurs années. J'espère qu'un jour les Québécois accorderont autant d'importance à un dictionnaire fait au Québec qu'aux traditionnels ouvrages français. Si un spécialiste se donnait l'objectif de répertorier toutes les espèces de papillons québécois, mais qu'il en laissait de côté parce que les couleurs de l'un ou de l'autre ne lui plaisent pas, tout le monde trouverait ça absurde. Nous avons cette attitude à l'égard de notre vocabulaire. Certains mots nous accompagnent depuis plusieurs générations, mais nous n'osons pas reconnaître leur valeur. Nous refusons d'en faire des mots comme les autres et de les inclure dans un recueil de la langue. Nous jugeons qu'ils ne le méritent pas.

Ça peut sembler futile de s'attarder à une question d'article indéfini, alors que les problèmes principaux associés aux gangs de rue sont les suivants : violence, abus physiques, agressions sexuelles et trafic de drogues. Cependant, il est difficile de comprendre une réalité si nous hésitons à écrire un mot tel que nous l'employons dans la langue parlée. Nous la déformons aussitôt. Avant d'évaluer la distance entre Québécois de souche et Québécois de branche ou de feuillage, constatons à quel point notre identité est faite de grands vides.

Bonjour monsieur Turgeon,

Malheureusement, je ne peux être d’accord avec vous sur ce point. Il est normal que le français québécois ait une couleur propre (j’aborde justement ce sujet aujourd’hui sur le blogue). Mais il n’est pas souhaitable que les différences soient nombreuses. Et, à mon sens, le changement de genre ne fait pas partie des différences acceptables. Employer le mauvais genre n’ajoute rien à la richesse de notre vocabulaire ; c’est juste un facteur de confusion.

Soit dit en passant, si les Québécois respectent, en bonne partie, la norme française, cela n’a pas grand-chose à voir avec les académiciens. L’Académie française n’a plus beaucoup d’influence, que ce soit ici ou en France. Si nous nous alignons souvent sur la norme française, c’est parce que c’est la norme du français, la norme partagée par les 175 millions de francophones.

Cordialement,

Paul Roux

Conseiller linguistique et chroniqueur de langue

La Presse et Cyberpresse


Bonjour monsieur Roux,


D'abord, merci pour cette réponse détaillée.

À mon tour de ne pouvoir être d'accord avec vous.

Quand vous dites "employer le mauvais genre n’ajoute rien à la richesse de notre vocabulaire", je perçois aussitôt une différence fondamentale relativement à la façon de concevoir l'évolution linguistique. Quand je me promène au Québec, de Montréal à Sept-Îles en passant par le Saguenay ou le Bas-Saint-Laurent, et que tous les gens qui croisent mon chemin disent une job ou une gang, il est clair pour moi que ces mots s'emploient au féminin. L'exemple de gang est intéressant parce que ce mot vient d'une autre langue, s'il était question de l'emploi au féminin de trampoline ou de testicule, ce serait un autre débat. Le genre d'un mot représente quelque chose d'arbitraire : aucune loi universelle de la physique ne détermine ce qui est bon ou mauvais. Selon moi, dans le cas présent, ce qui permet de trancher la question est l'utilisation - féminin à l'unanimité - qu'en fait un groupe auquel je peux m'identifier, le peuple québécois, une entité beaucoup moins abstraite que celle de la francophonie. Il s'agit d'une simple variante. Nous nous sommes appropriés le mot en lui donnant cette couleur, les Français ont fait autrement. Ça me semble une obstination malsaine que celle de dire aux francophones du Québec qu'ils sont tous dans l'erreur, une autre manière de nourrir notre éternel complexe de peuple incapable de maîtriser sa langue. Une gang, une job... ce n'est pas plus étrange que d'écrire "une docteure" ou "elle est auteure". Je considère que le Québec fait partie de la francophonie, mais je réclame le droit à l'auto-détermination linguistique, ce qui signifie de ne pas s'aligner sur le reste si cela va à l'encontre de nos usages quotidiens. Le Québec et la France partagent plusieurs caractéristiques, mais ce sont deux univers indépendants. Pour donner un exemple : à mes yeux, la littérature française est une littérature étrangère, au même titre que la littérature américaine, brésilienne ou allemande. Je préférerais un isolement linguistique relatif, comme celui des Danois, des Catalans ou des Finlandais, à cette subordination qui nuit à nos intérêts plus souvent qu'elle ne les sert. Frédéric Mistral a célébré le provençal, un dialecte plutôt marginal vous en conviendrez, et on lui a remis un prix Nobel. Faire étalage de ses particularités n'est peut-être pas une si mauvaise chose.

J'ai eu la chance d'apprendre l'espagnol et le portugais. Non seulement de façon théorique, mais aussi en voyageant d'un bout à l'autre des Amériques, du Mexique au Brésil. J'ai pu établir de nombreuses comparaisons entre les mondes francophone, hispanophone et lusophone. Ma réflexion sur la langue québécoise est le fruit de ces incursions dans un univers linguistique étranger. Pour ce qui est des questions relatives aux normes nationales et internationales, je crois que le meilleur exemple à donner en ce sens est celui des Argentins. Leur accent, leur vocabulaire et leur interprétation des règles syntaxiques et grammaticales sont tout aussi particuliers, sinon plus, que les attributs des Québécois par rapport à la francophonie, entre autres en raison de l'influence de l'italien. Les Argentins sont très fiers de ces distinctions et n'hésitent pas à les enseigner. Depuis la crise économique de 2001, toutes les grandes maisons d'édition de Buenos Aires appartiennent à des intérêts espagnols. Conséquence première : Madrid refile les mêmes traductions aux marchés européen et sud-américain. Les Argentins déplorent le fait qu'ils doivent lire ces traductions qui ne sont pas fidèles à leur réalité, alors que ce pays possède une longue tradition dans le domaine de la traduction littéraire. Ils n'en sont pas moins d'excellents défenseurs de la langue espagnole et des membres à part entière de la communauté hispanophone. Leurs écrivains sont parmi les plus fameux d'Amérique latine. Je ne crois pas qu'une affirmation nationale fasse en sorte qu'un peuple coupe tous les liens avec le plus grand ensemble dont il fait partie. De toute manière, l'évolution d'une langue ne se planifie pas comme le développement de l'énergie éolienne. Le langage est un virus dont les mutations sont imprévisibles et difficiles à contrôler.

Vendredi soir, il y aura un débat à Télé-Québec sur la fierté de parler le français québécois. Je suis curieux de voir ce qui va en ressortir.

Francophonement vôtre.

Dominic G. Turgeon

P.s. J'employais le terme "académiciens" dans un sens large, simplement pour parler de ceux qui établissent les différentes normes linguistiques.


Bonsoir monsieur Turgeon,

Permettez-moi de prolonger encore une fois cet agréable débat. Je me bornerai à relever quelques points.
— Mistral, il est vrai, a reçu le prix Nobel. Mais le provençal a pour ainsi dire disparu, de sorte que ce poète n'est plus lu, ou presque, qu'en traduction française. Son ami Daudet, qui a plutôt choisi le français, a finalement connu une bien plus belle carrière.
— Je crois pour ma part que les Finlandais ou les Danois nous envient un peu. Le français est une grande langue qui a engendré et qui continue à engendrer bien des chefs-d'œuvre. Sa place sur la Toile est considérable. Notre appartenance à la francophonie est un grand avantage.
— Vous parlez d'unanimité pour une gang et une job. Or, il n'y a pas d'unanimité. Particulièrement à Montréal, où 50 % de la population n'est pas pure laine. On compte ici une grosse communauté française (environ 100 000 personnes) qui dit un job et un gang. Bien des francophones de vieille souche comme moi viennent grossir leur nombre. Et c'est sans compter les membres des communautés culturelles (Haïtiens, Arabes, etc.) qui restent fidèles au masculin. À mon sens, la situation particulière de Montréal devrait nous inciter à opter pour le français standard.
— Les Argentins sont 36 millions. Malgré tout, d'après votre témoignage, ils doivent se contenter de traductions espagnoles. Nous, nous ne sommes que 6 millions de francophones au Québec. À l'exception de quelques livres à la mode, tous les ouvrages sont traduits en France. La presque totalité des modes d'emploi sont traduits en France. La presque totalité des émissions de télé sont traduites et doublées en France. Nous ne sommes pas le Brésil qui, avec ses 170 millions d'habitants, est le véritable centre de la langue portugaise. Bref, ce n'est pas une question de complexe d'infériorité, mais d'infériorité numérique.
— Pour ce qui est du débat à Télé-Québec, tout dépendra des invités. Mais, nationalisme oblige, les dés sont généralement pipés.

Cordialement,

Paul Roux



Bonjour monsieur Roux,

D'autres idées me viennent en tête à la lecture de votre réponse.

Quasi-unanimité à tout le moins chez les gens qui ont appris à parler français au Québec. Pour faire référence à mon expérience en milieu scolaire dans les écoles primaires de Montréal-Nord, où se côtoient des enfants d'une quarantaine de nationalités différentes, je peux dire que la particularité québécoise est dominante. Un ami tunisien, qui vit à Montréal depuis quelques années, me mentionnait qu'il a féminisé des mots comme business, gang et job. Il a fait ce choix. Ne pourrions-nous pas accorder à gang et job, à tout le moins, le même titre qu'au mot après-midi : nom masculin ou féminin ? Vouloir effacer un trait présent depuis plusieurs générations, parce que des communautés étrangères ne le partagent pas nécessairement, me semble un accomodement pas trop raisonnable, un choix tout aussi curieux que celui de Charest et Boisclair de ne pas prononcer les mots "Joyeux Noël" à l'Assemblée nationale.

Il ne s'agit pas d'entreprendre un combat visant à imposer les normes québécoises au reste de la francophonie. Je n'ai aucune ambition semblable. Sans doute suis-je marginal, mais certainement pas mégalomane. Les variables économiques et démographiques donnent aux idées beaucoup plus de profondeur que ce que l'on croit en général. Nous ne sommes que six millions, mais nous appartenons au G-8. Notre situation est beaucoup plus enviable que celle du Nicaragua ou de la Bolivie. Sur notre territoire, nous avons les ressources intellectuelles et financières pour imposer et faire respecter nos normes. Avant tout, les publications d'ici s'adressent aux gens qui vivent ici, et non pas à une audience internationale. Pourquoi devrions-nous écrire et parler tout le temps comme si les yeux de l'Inquisiteur Francophone Imaginaire étaient braqués sur nous ? Si c'est nécessaire, on adapte... ou on inclut un glossaire comme dans certains romans sud-américains. Si on a de quoi de génial à dire, la langue ne sera jamais un obstacle. Les traducteurs sont là pour porter le message. Les films d'Ingmar Bergman ou de Lars Von Trier sont disponibles dans tous les pays occidentaux (en passant, le sous-titrage devrait être obligatoire pour tous les films, mais c'est une autre histoire qui n'a rien à voir avec mon propos).

Examinons maintenant un autre aspect des questions normatives. En 1991, l'Office québécois de la langue française a publié un document d'une trentaine de pages intitulé Au féminin : guide de féminisation des titres de fonction et des textes. On donne entre autres exemples : sculpteur, sculpteure ; sergent, sergente ; ingénieur, ingénieure. J'applaudis l'initiative. Belle innovation. Je crois qu'un tel changement dépasse le strict cadre linguistique et témoigne des luttes féministes en faveur de l'égalité au travail. Dans bien des domaines, le Québec est plus progressiste que la France. Le problème est le suivant : des guides comme celui-ci vont se retrouver seulement entre les mains des réviseurs, des employés du Ministère de l'Éducation et parfois dans un secrétariat. Pourquoi, en 2007, n'avons-nous pas un outil – disons une grammaire Nelligan ou Tremblay pour lui donner une couleur bien de chez nous – qui regrouperait toutes ces particularités québécoises, celles que vous-même considérez comme acceptables (du moins j'imagine) ? Pas un ouvrage qu'on retrouve seulement dans une bibliothèque d'université, mais un ouvrage de référence qui serait disponible dans tout le système scolaire, du primaire à l'université. Il serait essentiel, au moment de la diffusion, de l'inclure dans les programmes du Ministère de l'Éducation en entier. L'effort ne vaudrait rien sans une volonté politique déterminée. Une docteure. Si je veux montrer à un ami français un article qui explique pourquoi le mot se met au féminin, à quoi puis-je me référer, mis à part des documents de l'OFL disponibles on ne sait où et qui n'ont pas, de toute façon, l'objectif de documenter l'évolution de notre langue ? Quand nous sommes d'accord pour accepter un élément québécois, nous ne faisons rien pour le mettre en valeur. Ça reste quelque chose de flou. Il faut attendre que ça se rende jusque de l'autre côté de la Flaque et qu'on souligne (à peine) le changement dans le Robert 15, 20 ou 25 ans plus tard. Nous pouvons faire mieux pour montrer qui nous sommes.

Bonne fin de semaine.

Dominic G. Turgeon