LE JAZZ D'ABORD.
Pour Stanley Péan.
Discussion entre une moitié et l'autre moitié. Elle pour commencer.
Faudrait aller chez IKEA en milieu de semaine.
J'ai de quoi le premier, le deux, le trois et le cinq.
Ah ouin. Tu m'avais pas dit ça. Qu'est-ce que tu fais ?
Hum... Je vais écouter des CD.
Tu peux faire ça pas mal n'importe quand. On a reporté notre magasinage déjà plusieurs fois.
Non. Non. C'est une occasion spéciale. Ce sont les journées anniversaires des spectacles de John Coltrane au Village Vanguard en novembre 1961.
C'est quoi l'affaire ? Depuis quand le monde célèbre des enregistrements de show ?
Ton exsudation d'incrédulité me permet de déduire que tu saisis pas toute l'importance de ce moment historique. Cette semaine-là à New-York, Coltrane a divisé le monde du jazz en deux. D'un côté, ceux qui convenaient que l'étrangeté est un puissant révélateur de beauté. De l'autre, ceux qui voyaient en Coltrane l'incarnation de l'anti-jazz. La présence du saxophoniste Eric Dolphy a eu...
C'est ben beau tout ça, mais faudrait que tu viennes choisir la causeuse avec moi.
Impossible. En plus cette année, le premier tombe la même journée qu'en 61 : un mercredi. On se reprendra la semaine suivante.
J'pourrai pas. J'ai prévu me baigner dans le fleuve avec Claude Jutra.
C'était pas juste une pointe d'ironie, c'était la tarte au complet.
En plus de perturber une vie de couple, le jazz peut affecter votre conduite en public.
Quand j'ai acheté mon billet pour le spectacle de la Trisha Brown Dance Company au théâtre Maisonneuve, je n'avais aucune idée de qui était Trisha Brown. Par contre, je savais très bien qu'elle avait confié au trompettiste Dave Douglas le soin de composer la musique de son dernier spectacle. Cinq ou six musiciens partageaient la scène avec la troupe de danseurs. À cette époque, Douglas s'affirmait comme un chef de file parmi les nombreux compositeurs qui voulaient définir la tendance début 21ème siècle. J'étais toujours prêt à camper deux nuits devant le magasin de disques pour acheter sa nouveauté. Mais bon dans le jazz c'est jamais nécessaire de concrétiser ce genre de promesses.
Au lever du rideau, stupéfaction : la scène est vide. Où sont cachés Dave Douglas et ses acolytes ? Non, pas possible ? La musique est enregistrée. Une série de questions et d'hypothèses s'enchaînent dans mon esprit. Je réunis mes pensées pour en faire une motte bien compacte, sous une forme qui résumait tout, et je projette à pleine force :
« WHERE'S DAVE DOUGLAS ? »
Je précise que mes amis et moi étions assis dans la dernière rangée d'une salle où peuvent prendre place 1400 spectateurs. Il m'a fallu donner beaucoup de décibels à ma plainte pour qu'elle se rende jusqu'à la scène. Et bien entendu, comme personne n'allait voir ce spectacle pour les musiciens, il n'y a pas eu de soulèvement populaire comparable à celui au Stade O après le show de Guns N' Roses.
Je me suis rendu compte par la suite qu'aucun journal, site internet et encore moins le programme du festival de danse ne garantissait la présence de musiciens live. Étant donné que... j'ai pensé que.. bref... mauvaise déduction de ma part.
Par amour de la musique, il faut parfois être prêt à affronter des terres hostiles.
En 1999, je suis allé à Varsovie, la capitale de la Pologne, avec une seule intention : assister à une soirée consacrée au projet Masada du New-Yorkais John Zorn. Les compositions – un mélange de free jazz, de musique de chambre et de klezmer – allaient être interprétées par trois formations différentes : un trio de cordes, un sextet (le trio + une guitare et deux percussionnistes) et le quartet dans lequel jouent Dave Douglas et John Zorn lui-même. Pour n'importe quel amateur de Masada, aucune hésitation : si l'argent manque, on sous-loue les petites cousines à une gang de rue pour financer l'expédition.
En fait, je me trouvais en Europe pour étudier l'italien en Toscane. Quelques semaines avant le départ, j'avais découvert par hasard ce festival de jazz à Varsovie. À la lecture du programme, je me suis dit que ça valait le détour... et que je pourrais visiter une partie de la Pologne.
La veille du spectacle en question, je vais voir celui de Marc Ribot et de ses Cubanos Postizos. Très bon avant-goût de ce qui m'attend le lendemain. À mon retour à l'auberge de jeunesse, je me cogne le nez sur une porte barrée. Entre 23 heures et 6 heures, il n'est pas possible de rentrer ou sortir de l'auberge. Comme les chambres se trouvent au sixième étage de l'édifice, aucun risque d'attirer l'attention même si je frappe et je crie à l'entrée avec la ferveur d'un Polonais en plein délirium tremens.
Je ne trouve pas mieux comme endroit pour dormir que la cage d'escalier d'un édifice voisin. Je jette au sol mon imperméable réversible vert-jaune (parce qu'il pleuvait tous les jours) et je me couche entre le troisième et le quatrième étage d'un H.L.M. slave. Dans un demi-sommeil, entrecoupé de spasmes au dos, je revois les faits saillants des derniers jours à Varsovie : la madame pipi qui m'engueule parce que je n'ai pas de change pour la payer, ce plat de pâte dégueu servi avec une sauce à la confiture de bleuets et du sucre, le chien errant qui me poursuit sur une des artères principales, le gardien de dortoir universitaire qui m'envoie promener parce que je cherche une chambre à louer, un épisode de Beverly Hills 90210 traduit par un seul homme qui fait toutes les voix, la guide touristique qui est en fait une employée de banque et qui ne connaît rien du tout sur sa ville...
Au petit matin, une femme descend l'escalier et accélère le pas en me voyant. Sans doute que la combinaison cheveux gras-yeux rouges-dents jaunes est encore plus percutante sous une lumière blême. Il est plus facile de faire semblant d'être un parfait débile en grimaçant que de lui courir après pour la convaincre que j'ai bel et bien 17 ans de scolarité. Finalement, un gardien débarre la porte de l'auberge de jeunesse. Je me couche à six heures sans pouvoir m'endormir vraiment parce que la moitié du dortoir fait ses bagages et veut quitter le pays au plus vite. Deux heures plus tard, je dois me lever en vitesse : l'auberge ferme ses portes de 8 à 16 heures. Allez hop ! Tout le monde dehors.
Durant la journée, j'avale autant de mauvais café que mon corps peut le supporter. En visitant la vieille partie de la ville, qui n'est vieille que de nom parce tous les immeubles historiques ont été détruits pendant la 2ème Guerre et reconstruits après 1950, je croise des centaines de Polonais. Lorsque nos regards se croisent, je me dis pour chacun : « J'avais aucune idée que cet homme ou cette femme pouvait exister quelque part dans le monde. Maintenant je suis pris avec leur souvenir autant qu'avec le visa polonais dans mon passeport, un souvenir qui ressemble aux étampes des douaniers, dont le contour déteint mais ne s'efface pas. »
Quand j'arrive au théâtre et que je regarde les instruments sur la scène, les frustrations de la semaine m'apparaissent aussi légères que l'odeur du thé vert sur de la terre cuite.
Ça y est. Les musiciens sortent des coulisses. Le contrebassiste soulève doucement son instrument qui est couché sur le côté. Il fait sonner les cordes à vide. À sa gauche, le violoncelliste ordonne les partitions, tout écornés par l'usage. Le silence dans la foule est tel qu'on peut entendre le frottement du coussin sous les fesses du violoniste.
J'écoute.
Je vis.