24.8.06

LE DERNIER BOUT.

Dix-neuf heures d’autobus séparent Salta de Buenos Aires : un laps de temps suffisant pour regarder les versions thaïlandaises des blockbusters qui ne sont pas encore à l’affiche ou bien le moment idéal pour réfléchir à la question « Pourquoi voyager ? » et tirer une conclusion digne de figurer en bas de page du Sécrétion de Lectures Indigestes septembre 2006. Malheureusement, la Réalité, le Hasard et la Vie ont conclu une entente de principe visant à gâcher mes dernières journées en Amérique latine.

Je n’ai pas mis les pieds à Buenos Aires depuis 1998, quelques années avant la crise économique durant laquelle cinq présidents se sont succédé au pouvoir en moins d’un mois. Je suis curieux de savoir où les choses en sont rendus. Je garde d’excellents souvenirs de la ville. À Mendoza, je n’ai pas perçu de différence. En fait, comme la province exporte des millions de litres de vin, la faible valeur du peso argentin représente un certain avantage sur les marchés internationaux, surtout par rapport au concurrent chilien. De plus, le tourisme s’est beaucoup développé. Une trentaine d’auberges ont ouvert leurs portes depuis 2002. Mendoza est une des provinces les plus riches du pays.

Dans la capitale fédérale, dès notre arrivée, j’ai une bonne idée de l’ambiance économique post-crise. Le chauffeur de taxi n’utilise pas le compteur, ce qui lui donne la liberté de charger ce qu’il veut. Le tarif doit correspondre plus ou moins au double du tarif normal. Je lui remets un billet de vingt pesos. Il le met dans son portefeuille et sort discrètement un autre billet.

« Je crois que ton billet est pas correct. T’en aurais pas un autre. »

« Le billet que j’ai donné était vrai. Celui-là est juste une photocopie couleur. Tu peux le garder. »

Le chauffeur n’insiste pas. Il me remet le change et sacre le camp.

Geneviève passe toute la journée au lit. Elle récupère de son flick flack gastrique qui a débuté à cinq heures du matin dans l’autobus.

Les jours suivants, c’est moi qui suis malade. Je peux me promener durant la journée, mais en fin d’après-midi il ne me reste plus d’énergie. La grippe est assez violente pour m’empêcher de profiter du night life de Buenos Aires, un des meilleurs endroits où sortir boire de la bière jusqu’à six heures du matin.

J’ai l’adresse électronique d’un porteño *. Je lui envoie un message et l’invite à aller prendre un verre. Il me répond qu’il se trouve à… Montréal dans le cadre d’une collaboration avec un théâtre québécois. Il revient à Buenos Aires le jour de mon départ. Bâtard de Saint Crème, comme disait mon oncle Gérard en s’étouffant avec sa cuisse de poulet Kentucky.

D’accord. D’accord. Ce n’est pas un problème. J’ai un autre contact à Buenos Aires : mon ancienne copine brésilienne, que je connais depuis 2002 et avec qui je correspond à l’occasion, a déménagé en Argentine au mois d’avril dernier. Elle a de la famille là-bas : son père est Argentin. Je lui annonce notre arrivée par courriel et elle me répond qu’elle sera seulement deux jours à Buenos Aires. Lucila revient du Brésil et s’envole pour la Chine, où elle étudiera la langue chinoise pendant un an.

Le samedi matin, je lui téléphone. Notre conversation est brève. Lucila se promène en ville avec un ami et va me rappeler en soirée pour qu’on fasse quelque chose. Aussitôt après avoir raccroché, je sais qu’elle ne rappellera pas… l’intuition d’un ex qui comprend que l’ami n’est pas juste un ami dans le sens de sentiment réciproque d’affection ou de sympathie qui ne se fonde ni sur les liens du sang ni sur l’attrait sexuel. Mon cellulaire ne sonne pas de la soirée. De toute manière, je n’aurais pas été en mesure de sortir. Je me couche vers quatre heures de l’après-midi et me lève à neuf heures le matin suivant. Je suis KO. Mes yeux sont tellement bouffis que je ressemble à une doublure de Rocky Balboa après un combat contre Apollo Creed.

Dimanche matin, il faut changer d’hôtel. Nous avions réservé pour sept nuits, mais la chambre n’était disponible que quatre. L’employée s’était trompée. Il y a plein d’autres endroits à San Telmo, une dizaine juste sur notre rue. Nous allons terminer le séjour au Telmotango Hostel. À notre arrivée, la nouvelle chambre n’est pas encore disponible. Pendant que je dépose un sac, j’entends quelqu’un dire mon nom. Je me tourne de bord : Lucila. Surprise !! Comme son appartement n’offrait pas l’intimité recherchée, son ami allemand et elle ont passé la nuit à l’hôtel. Si notre chambre n’est pas prête, c’est parce que Lucila et son teuton n’ont pas fini de déjeuner et que leurs bagages traînent sur le lit.

Je ne sais pas si mon incomparable sex-appeal de trentenaire perturbe les jeunes Brésiliennes à ce point, mais Lucila m’apparaît confuse… un tantinet fucked up. Elle me parle en anglais, en portugais et en espagnol. J’ai de la difficulté à suivre son discours. Avant de partir, elle m’offre une bouteille remplie de GHB que son teuton naturaliste spécialiste en médecines douces a lui-même préparée. Ce n’est vraiment pas ce que j’imaginais comme retrouvailles.

On se reverra à Beijing.

Autant je trouvais que Mendoza avait gardé sa dignité, autant j’ai constaté que celle de Buenos Aires avait demandé l’asile politique au Turkménistan. Plusieurs familles sont obligées de fouiller les vidanges en quête de nourriture ou à la recherche de carton qu’ils peuvent vendre à des recycleurs pour quelques pesos. Les rues sont polluées. L’entretien des buildings est déficient. Les gens quêtent souvent de manière agressive.

Pendant que nous nous promenions au centre-ville, un voleur est parvenu à ouvrir le sac à dos de Geneviève, mais n’a pas eu le temps de rien prendre. Nous nous sommes rendus compte de ce qui se passait. Heureusement, parce que nous venions de retirer 500 pesos au guichet automatique. Peut-être que le voleur nous avait remarqués à ce moment.

Un autre chauffeur de taxi a essayé de nous conduire dans le nord de la ville, alors que nous allions dans un quartier voisin d’où nous étions. Sans doute qu’il trouvait que la course n’était pas assez payante et que les deux gringos ne verraient pas la différence (après tout, une plaza c’est une plaza).

Pour terminer, le climat était assez moche : nuageux, froid et venteux. Rien pour aider à vaincre un virus.

Bref, c’était le temps de rentrer à la maison.

* Habitant de Buenos Aires.

1.8.06

MENDOZA DE L’INTÉRIEUR.

Quelques réflexions d’Argentins à propos de la ville de Mendoza.

La classe moyenne.

À Mendoza, personne ne va te dire qu’il est pauvre. Tout le monde fait partie de la classe moyenne. Tu vas dans un quartier de merde et ils te disent : « Non, c’est la classe moyenne, on a la TV ». Ici, il n’y a pas la dignité de la pauvreté, mais plutôt la honte.

L’argent.

Les billets sont usés jusqu’à la fibre du papier pour rappeler à tout le monde qu’il n’y en a pas beaucoup et qu’ils doivent durer le plus longtemps possible. Au comptoir des dépanneurs, la caissière vérifie toujours : « T’aurais pas plus petit. Si je prends ton vingt, il me restera plus de change. » Comme les billets sont vieux, l’argent a toutes sortes d’odeurs : celle de la transpiration, du papier brûlé, des patates frites, des empanadas, d’un oreiller de motel…

Les enfants mendiants.

« Les enfants de la rue à Mendoza sont les mieux habillés du pays et les moins misérables. » Tant mieux, ça fait des meilleures photos.

Le système de santé.

Sur le mur d’un couloir d’hôpital : « Recherche esclave avec diplôme d’infirmière. Se présenter aux ressources humaines. »

À l’hôpital central de Mendoza, les équipement à rayons X ne fonctionnent plus depuis deux mois et 6000 patients patientent ou essaient de trouver l’argent pour aller dans un centre privé. Dans toutes les provinces du pays, c’est chose courante, mais à Mendoza, la plus riche, il est surprenant de savoir qu’une vieille dame, incapable de travailler à cause d’une hernie, a besoin d’un certificat pour adhérer au Plan Chef de Famille et comme elle n’a pas d’argent ne peut pas payer le certificat et quand elle trouve quelqu’un pour lui en prêter on ne lui donne pas le certificat parce que la machine à rayons X est brisée.

Mendoza et l’Argentine.

« Mendoza est ce qui ressemble le plus à cette Amérique que les immigrants sont venus bâtir, parce que la province ressemble à cette Europe qu’ils n’ont pu construire et qu’ils ont abandonnée. Le seul problème de Mendoza est l’Argentine. »

« L’Argentine ne nous donne jamais rien. Tout ce que nous faisons, nous le faisons nous-mêmes. » (un ancien sous-secrétaire du gouvernement de Mendoza)

Le vin.

Mendoza, seulement Mendoza, possède 140 000 hectares de vignes. Le Chili, tout le Chili, en a 105 000. Les autres villes de la province produisent également du vin, de même que les autres provinces qui forment la région de Cuyo.

Le dernier cri en matière de vin argentin est le mythe de l’altitude : plus on cultive en hauteur, meilleur sera le vin. Les régions en altitude se caractérisent par une plus grande amplitude thermique. Ça permet supposément au raisin de se gorger de soleil et d’énergie durant le jour et de se reposer la nuit venue. Tout rejoint l’idée du concentré : la vigne est un camp de concentration où on torture le raisin. Le stress hydrique, provoqué par l’irrigation minimale de la vigne, oblige le fruit à concentrer ses odeurs, ses saveurs et ses couleurs. La technique est la suivante : combattre le raisin pour lui arracher tout ce qu’il cache. L’idéologie viticole dominante (sans doute empruntée à l’un ou l’autre dictateur sud-américain) propose une exploitation maximale du raisin par l’homme. Il n’est pas question de donner au raisin ce dont il a besoin pour l’aider à se développer. Non monsieur. Il faut le priver de presque tout pour le forcer à donner ce qu’il a de meilleur.