TROIS MOIS ≠ 90 JOURS.
« Hey ! Qu’est-ce que tu fais ici ? »
Le militaire paraguayen s’approche à toute vitesse. Sa mitraillette lui frappe le dos à chaque pas. Je perçois son odeur de transpiration juste avant celle de sa mauvaise haleine.
Je suis dans la ville paraguayenne de Ciudad del Este, à la frontière du Brésil, et j’ai besoin d’un visa pour me trouver là.
Non seulement je suis illégal au Brésil, mais je le suis aussi au Paraguay. Deux pays d’un seul coup. Un nouveau record personnel.
En étant illégal, je pourrais croire que je me fonds dans le décor. Le Paraguay est réputé pour être un paradis de la contrebande. Le pays produit 87 milliards de cigarettes en fonction d’un marché interne de 2,5 milliards d’unités. On retrouve 36 fabriques dont 25 ont une capacité à grande échelle. Les propriétaires sont membres du gouvernement. En comparaison, le Brésil compte 5 industries. Tout le surplus est écoulé dans les pays voisins : Uruguay, Argentine, Brésil, Bolivie… Le Paraguay est également un grand producteur de cannabis.
À Ciudad del Este, les ordinateurs portables coûtent la moitié du prix courant. Quand on demande au vendeur si le produit est fiable, il répond : « Mi amigo, yo soy la garantia. ». Je suis la garantie. Pas moyen de trouver autre chose que des petits commerces douteux avec des étagères remplis de copies des marques les plus connues : Nike, Adidas, Sony… Dans ce coin de pays, toute relation humaine est basée sur un échange de produits.
La frontière est un véritable chaos. Les autorités n’ont aucun contrôle. Chaque dix minutes, une centaine de motos, qui dégagent presque toutes des odeurs d’huile et d’essence mal brûlées, traversent vers le pays voisin dans un corridor réservé. Les autos sont surchargées de marchandises et de passagers. Sans compter les milliers de personnes qui traversent à pied tous les jours. Un douanier arrête quelqu’un au hasard et fouille son sac. Les autorités parviennent surtout à mettre la main sur des produits achetés illégalement dans les duty-free. Le va-et-vient perpétuel attire les pauvres vendeurs de coca-cola, de sandwiches et d’empanadas.
Comment j’en suis arrivé là ?
6 janvier, 10 heures, Polícia Federal, Avenida Rodrigues Alves, Rio de Janeiro.
La veille, ma copine Geneviève est arrivée de Montréal. Elle va passer une partie de sa première journée dans les temples de la bureaucratie brésilienne.
La fonctionnaire me fait signe d’entrer dans son bureau.
- Je suis ici depuis 3 mois et j’aimerais prolonger mon séjour pour 3 autres mois. Je suis arrivé à Rio de Janeiro le 6 octobre dernier.
- Vous n’avez pas droit à 3 mois, mais bien à 90 jours. Comme il y a 31 jours en octobre et en décembre, le 90ème jour tombait le 4 janvier. Depuis 2 jours, vous êtes dans l’illégalité. Ce ne sera pas possible de prolonger le séjour. Vous devez sortir du pays.
- C’est quoi ça ? Je ne suis pas un criminel. Je n’ai pas fait ça de manière intentionnelle. Je crois que c’est une erreur honnête. J’ai simplement confondu 3 mois et 90 jours. Je peux payer tout de suite l’amende de 16,54 reais (8,50 $CAN).
- Pour payer l’amende, vous devez aller jusqu’à la frontière du Brésil. Vous devez sortir du pays pendant au moins 24 heures. Après, ce sera possible de prolonger la durée du séjour.
- Madame, si le 4 janvier était tombé un samedi, je n’aurais pas pu venir dans les bureaux de la Police Fédérale.
- C’est vrai. Nous sommes ouverts du lundi au vendredi.
- Le dimanche non plus.
- Exactement. Nous aurions analysé la demande le lundi.
- Justement. C’est quoi la différence entre les 48 heures de la fin de semaine et les 48 heures dans mon cas ? Ma présence n’a entraîné aucun préjudice pour le pays. De plus, le Brésil m’accorde le droit de rester jusqu’à 180 jours par année.
- La loi est claire.
- Je ne veux pas me rendre jusqu’à Foz do Iguaçu simplement pour cette raison.
- Vous avez 8 jours pour sortir du Brésil.
- Ça me semble plutôt absurde. Je suis resté 2 jours dans l’illégalité sans le savoir et maintenant je peux rester 8 jours à Rio avec un visa invalide.
- C’est comme ça.
- Avez-vous des contacts pour les billets d’autobus ?
Kafka, où es-tu ? Viens m’aider.
Avant de me laisser quitter les bureaux, un autre employé prend mes empreintes digitales. J’ai maintenant un dossier dans les filières de la Police Fédérale du Brésil. Peut-être qu’ils vont le classer près de celui du président qui a détourné 2 milliards de fonds publics et a reçu une condamnation de 8 ans… à ne pas faire de politique active.
Bien sûr, on peut dire que l’employé a fait son travail selon les règles. C’est une situation où honnêteté se confond avec médiocrité. Dans pareil cas, il aurait été facile de justifier une prolongation.
Le Brésil est un pays immense. Le cinquième plus grand au monde. Il touche au territoire de tous les pays d’Amérique du Sud, à l’exception du Chili et de l’Équateur. 7367 kilomètres de littoral. Environ 8,5 millions de kilomètres carrés où vivent 55 000 espèces de plantes, 3 000 espèces de poissons et 520 espèces de mammifères (premier au monde dans ces 3 chapitres).
La frontière la plus proche de Rio de Janeiro se trouve à 1455 kilomètres, du côté des chutes de Foz do Iguaçu. Le voyage en autobus dure 25 heures. L’avion est une alternative efficace, mais coûteuse (d’autant plus en haute saison).
Question de me ronger les nerfs un peu plus, il se passe la chose suivante en après-midi. Geneviève et moi allons payer le loyer du mois de janvier. Je demande une copie de la clé. L’avocat responsable de la location (voir archive du mois d’octobre) nous accompagne chez un serrurier, mais il refuse de payer pour le double. Je discute avec lui pendant deux minutes. Il s’en sort en disant que la proprio va la racheter à la fin du bail. Le serrurier a mal fait son travail. La clé ne fonctionne pas. Je suis retourné deux fois à la boutique pour qu’il corrige la situation, mais le résultat est toujours négatif.
Le lundi suivant, je retourne dans les bureaux de la Police Fédérale. L’employée a oublié de me dire que je pouvais présenter une défense écrite. La logique est la suivante : je peux faire appel de la décision, mais la réponse ne viendra pas avant 5 jours ouvrables et le délai de 8 jours pour sortir du pays tient toujours. Si je ne suis pas sorti après 8 jours, c’est un cas de déportation. L’appel sera rendu le huitième jour. C’est quitte ou double. J’ai attendu trois heures pour apprendre ce détail insignifiant.
Sur les 25 heures de voyage, il y en a eu 6 durant lesquelles les toilettes ont été bouchées. L’odeur était insupportable. À São Paulo, la plus grande ville d’Amérique du Sud, le conducteur en a profité pour se perdre. De plus, pendant que je somnolais, les bagages de mon voisin me sont tombés sur la tête.
Arrivé à Foz do Iguaçu, je prends tout de suite un autobus jusqu’à la frontière du Paraguay. La chaleur est étouffante. Le moteur est tellement mal calibré qu’il fait shaker tout le véhicule. Sous l’effet de l’humidité et des vibrations du moteur, je peux sentir mes rétines se décoller. L’autobus passe tout droit à la frontière. Comme il est rempli à ras bord, je ne réussis pas à débarquer avant plusieurs arrêts.
Je savais qu’il fallait un visa pour entrer dans le pays voisin, mais deux personnes, une Anglaise et une Péruvienne, qui ont vécu la même situation que moi, m’ont dit qu’elles avaient réglé la situation sans sortir du pays.
Le militaire paraguayen me dit de retourner du côté brésilien, de l’autre bord de la rivière. En plein milieu du pont, il y a une ligne qui indique la limite entre les deux pays. J’ai été chanceux. Le soldat n’a pas essayé de tirer profit de la situation.
À la douane brésilienne, on m’affirme que ce n’est pas à eux de remplir les papiers officiels. Il faut que j’aille aux bureaux de la Police Fédérale qui se trouvent dans la ville. Évidemment, le département pour les étrangers est fermé depuis 35 minutes. Je dois attendre au lendemain.
Je vais passer une nuit à l’auberge de jeunesse. L’employé me montre sur une carte le chemin pour me rendre aux bureaux de la police. J’y vais pour l’ouverture des portes.
Surprise ! Les bureaux ont déménagé du sud-ouest jusqu’au nord-est de la ville. Il faut prendre un autobus pour aller là-bas.
Je remets mes papiers à la stagiaire de la Police Fédérale et je lui explique la situation. Mon numéro de dossier n’est pas valide dans le système informatisé. Elle doit faire appel à un collègue pour faire une mise au point. Je retourne dans la salle d’attente pendant un autre 15 minutes.
Prise 2.
- Vous allez devoir sortir du pays. Il n’y a pas d’autre solution. Je ne peux pas vous garantir que les douaniers vont accepter de prolonger le visa. Ils peuvent vous dire de revenir dans un an.
- J’ai loué un appart à Rio. Ma copine m’attend là-bas. Toutes mes choses sont là.
- Désolée.
- Est-ce que je peux au moins payer l’amende ici ?
- Non. Vous devez aller dans une banque.
- Humpf… il y a jamais personne qui m’a dit ça. Je vais au moins remplir le formulaire ici. Pouvez-vous m’en donner une copie ?
- Non. Il faut aller sur le site internet de la Police Fédérale pour l’imprimer.
- Finalement, je suis venu ici pour rien.
Je retourne au centre-ville, j’imprime le formulaire dans un café internet et je vais faire la file dans une succursale de la Banco do Brasil.
En fin d’avant-midi, j’embarque dans un autobus pour l’Argentine dont les frontières se trouvent à 10 kilomètres. Aux douanes, je serai à la merci du chantage. Ma position est très peu enviable. S’ils ne veulent pas me laisser entrer à nouveau, je vais devoir appeler Geneviève, lui demander de traîner tous nos bagages jusqu’en Argentine et attendre son arrivée en gardant la même chemise sale sur le dos. Ou essayer d’acheter un douanier.
Rien à voir avec la frontière du Paraguay. C’est le calme absolu. Les postes de l’un et l’autre pays sont situés à un kilomètre de distance.
La douanière ne sait pas quoi faire avec mes documents. Elle transfère le problème à son supérieur. Après deux vigoureux coups de tampon, tout est en ordre. Je peux sortir du Brésil.
La principale attraction de cette région est le parc d’Iguaçu, où se trouvent 275 chutes réparties sur 3 kilomètres. Le film Mission, mettant en vedette Robert de Niro, a été tourné là-bas. L’histoire est celle des Jésuites qui vivaient dans les communautés indigènes. Parce qu’ils protégeaient les Tupi-Guarani et nuisaient aux intérêts des couronnes d’Espagne et du Portugal, leurs missions ont été exterminées. Excellent film avec une trame sonore du compositeur Ennio Morricone.
Je n’ai pas le temps de tout visiter parce que je veux prendre l’autobus pour Rio en début de soirée. Sans poser de questions, le douanier m’accorde une prolongation de 90 jours.
Alors que je croyais arriver au terminus avec 15 minutes d’avance, je me rends compte que j’ai manqué l’autobus de trois quarts d’heure. Tout ça parce que je n’ai pas remarqué qu’en Argentine, le fuseau horaire était différent. Une heure de moins. L’employé me propose un billet pour São Paulo à 19h30. Je préfère aller voir au guichet de l’autre compagnie s’il y a de la place pour Rio. C’est complet. Je reviens au premier guichet. L’homme en avant de moi achète les deux derniers billets pour São Paulo. Pas d’autre départ avant le lendemain.
Pour éviter de passer une autre nuit à Foz do Iguaçu, je prends un autobus jusqu’à Curitiba. De là, jusqu’à São Paulo et ensuite pour Rio de Janeiro.
25 heures monotones. La Police Fédérale nous arrête deux fois pour inspecter le véhicule.
Les agents recherchent des trucs comme de la drogue et des produits de contrebande. Je repense à la frontière du Paraguay. À moins de deux kilomètres du terminus de Rio, l’autobus reste prisonnier du trafic pendant 30 minutes, en plein vendredi soir. Heureusement, dans ces situations, il y a toujours des enfants de 11 ans qui se promènent sur l’autoroute et vendent de la bière bien froide.
Rendu à destination, j’attends un autobus qui va dans mon quartier. C’est trop long. Je prends un taxi. Je fais remarquer au chauffeur que son compteur est brisé.
- C’est pas grave. Je sais combien ça va donner.
- Je paye pas plus que 12.
- C’est pas en bas de 15.
- Je vais débarquer tout de suite à la place.
Date limite pour éviter d’alourdir mon dossier à la Police Fédérale : 12 avril.
3 commentaires:
Ayoye!
Pas croyable! Je ressentais un petit fond d'angoisse rien qu'à lire ce récit! C'est tellement bien raconté que je voyais les images, je t'imaginais dans ses dédalles entre l'autobus et la police...Y'a rien qu'à toi que ça peux arriver ça, incroyable!
Loin de moi l'idée de rire de tes déboires mais en lisant je n'ai pu m'empêcher de m'imaginer l'ultime merde sur ta route : qu'un douanier soit ton ancien propriétaire!!!!;)
Ici, pas autant de tracas, pas de police, ni de bus, ni de chemise sale. Seulement un belle grosse brique, bleue : le Canada est maintenant dirigé par les conservateurs qui, aussi minoritaires soient-ils restent ce qu'ils sont : des conservateurs. J'espère qu'ils ne nous demanderont pas de sortir du pays pendant 24 heures au bout de 3 mois. Pardon, 90 jours.
Val xx
allo
ayoye ! quel récit !
tu as fait prendre une pause romancer dans ma folie du Mois Multi !
a bientôt
ani
xx
Bonjour,
juste un petit message pour dire que je me trouve exactement dans la meme situation je pars de rio demain pour le parguay pour obtenir le fameux coup de tampon salutaire. Je suis moi aussi en infraction au bresil car moi aussi je pensais que trois mois c etait.... trois mois et non pas 90 j. Moral je suis reste 92j avant d aller la fleur au fusil a la police federal...
Ton aventure comporte un commentaire qui me laisse presagerde quelques complications futures... En effet je pars de rio en avion pour passer 5 h au paraguay et non pas 24h comme tu le dis ! Alors j espere pouvoir apporter le recit de mon aventure apres demain si tout se passe bien.
Salutations.
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