5.6.06


Ce qui se passe dans la vie d’un bloggeur quand sa copine est partie dix jours au Chili.

Vendredi matin.

Je dois me rendre au café Internet pour envoyer une facture au magazine L’Actualité. Un obstacle se dresse devant moi : la porte de l’appartement. La veille, j’ai fermé à clé de l’intérieur et il n’y a plus moyen de débarrer la serrure. Si je continue à sacrer et à frapper sur la porte, les voisins vont avertir les services d’immigration ou à tout le moins le concierge. Ah oui ! mon téléphone cellulaire. Le proprio demeure dans l’appartement sous le nôtre, au deuxième étage. Je tombe sur le répondeur. Pas de problèmes. Fabiana, la notaire responsable de la location des appartements, habite tout juste à côté du proprio. « Fabiana, je suis enfermé dans l’appart. Non je peux pas sortir par la porte de la cuisine. La clé est dans le sac de Geneviève et Geneviève se trouve à Santiago. » « Je termine de m’habiller et j’arrive. » L’avenir n’appartient plus aux gens qui se lèvent tôt. Il a été vendu à Sony corporation. Les Argentins l’ont bien compris : 10h15, Fabiana est encore à la maison. Vingt minutes plus tard, j’attends toujours son arrivée. Est-ce que je dois la rappeler ? Sans doute que si j’allais aux toilettes, elle se pointerait à ce moment. Pourquoi je n’ai pas envie ? Je me sers un grand verre d’eau froide. Par où me sauver quand les flammes vont atteindre le troisième étage ? L’incendie est imminent. Je suis fait comme un rat. Non. Je pourrais grimper sur le bord de la fenêtre et sauter sur le balcon de l’appartement voisin. Trois étages au-dessus du vide, il n’y a rien là. 45 minutes après mon appel, Fabiana cogne à la porte. Elle va chercher le concierge parce qu’elle n’a pas d’autre clé. Celui-ci parvient à saisir le bout de clé qui dépasse sous la porte. L’espace est insuffisant pour qu’elle glisse en douceur. Une paire de pinces va faire la job. Le bruit du bois qui fend est un signe de délivrance. « Dominic, pourquoi la fenêtre est ouverte ? Il ne fait pas plus de 12 degrés. » « Aucune idée. »

Samedi.

L’autobus à destination des montagnes de Piedras Blancas part avec une vingtaine de minutes de retard. Un groupe d’adolescents s’en va camper dans la région de Potrerillos, quinze kilomètres avant mon arrêt. Le nombre maximal de passagers ne se limite pas au nombre de sièges. En autant qu’on puisse fermer la porte. Il n’y a plus moyen de circuler dans l’allée pour se rendre jusqu’à la toilette. Faux problème tout ça : il n’y a pas de toilette.

Le soleil doit être levé depuis une trentaine de minutes, mais pas moyen de l’apercevoir à travers le plafond nuageux. Peut-être qu’il va pleuvoir. Je n’ai jamais vu autant de nuages dans le ciel de Mendoza. Aucune éclaircie en vue. Est-ce que j’aurais dû consulter le bulletin météo ?

Dialogue entre moi-même et ma Bonne Conscience, représentée sous la forme d’un psychologue vêtu d’un complet Armani.

« C’était trop compliqué de regarder dans le journal pour savoir le temps qu’il ferait ? »

« Écoute ma BC. Tu sais ce que je pense de la météo. C’est ben juste un luxe de membre privilégié du G-8. Payer quelqu’un à la TV pour te dire la température du lendemain, c’est aussi stupide que de payer quelqu’un pour te dire quel jour on va être demain. La météo et l’horoscope : même scrap. Combien de jours par année t’as vraiment besoin de savoir le temps qu’il va faire le lendemain ? Orage ou soleil : tu commences à travailler à la même heure. Quand tu te lèves le matin, tu regardes par la fenêtre pour avoir une idée de ce qui t’attend. Lundi, on est le 5 juin. J’irai pas faire de la raquette à Tremblant, c’est clair dans ma tête. S’il fait plus chaud que tu pensais, t’enlèves ton chandail. Mais l’arnaque suprême, ce sont les prévisions à long terme, 4-5 jours à l’avance. De un, à la quantité d’infos qui te passent dans la tête, te rappelles-tu le samedi matin ce que la fille de la météo a dit le mardi soir. Non. Moi non plus. De deux, il peut se passer tellement d’affaires dans l’atmosphère en 24 heures que ces prédictions-là veulent rien dire. C’est comme se demander s’il y a les 26 lettres de l’alphabet dans chaque boîte d’Alpha-bits. De trois, c’est quoi le sous-entendu ? Hey ! Ton boss va t’emmerder jusqu’à vendredi, mais fais-toi en pas il va faire beau dimanche. »

« Quand même, exagère pas trop. »

« Ça veut dire quoi 50% de chances de précipitation ? C’est une façon d’avoir toujours raison. Il pleut : je te l’avais dit qu’il y avait une chance sur deux. Il fait beau : je te l’avais dit qu’il y avait une chance sur deux. Les météorologistes sont les politiciens du thermomètre : ils vont jamais admettre qu’ils se sont trompés et que leurs prédictions valaient pas grand-chose.

Est-ce que ça nous prend quelqu’un pour dire que le front froid va se terminer dans deux jours ? Est-ce que j’ai besoin d’espérance à ce point-là ? De toute manière, je peux rien changer à la situation. Si elle voulait se rendre vraiment utile la fille de la météo, elle viendrait pelleter le banc de neige dans ma cour.

Le Canal Météo est un symptôme de la dépression majeure de l’homme moderne. Pourquoi ? Pas capable de vivre un seul instant dans le présent. Toujours besoin de savoir ce qui l’attend. Un être humain qui se fait accroire qu’il peut absolument tout prévoir, tout contrôler grâce à ses techniques scientifiques. Se libérer de la servitude morale et religieuse à travers la pensée scientifique, c’est ben beau dans l’abstrait, mais dans la vie de tous les jours, des milliers de petits êtres humains concrets se sentent down parce qu’ils ont pas un contrôle parfait sur leur vie et qu’ils se sentent impuissants. Tu sais quoi mon ami ? Je vais introduire des considérations métaphysiques dans tout ça. Une des caractéristiques principales de Dieu est la Toute-Puissance ? Si tu dis que l’être humain a pas besoin de principe divin et que tu transfères cette omnipotence sur ses épaules, la pression peut être lourde à supporter, surtout quand la Réalité te démontre chaque jour à quel point t’es limité. Les pouvoirs de l’Être Humain, dans son ensemble, sont impressionnants. Pas ceux d’une seule personne. Ça va t’en prendre des canaux spécialisés pour soutenir ton égo. D’après moi, il y a un lien entre la consommation d’anti-dépresseurs et l’apparition du Canal Météo. Je sais pas si Nietzsche s’est penché sur la question. M’a mettre un Surhomme là-dessus. »

« Calme-toi mon ami, tu te parles juste à toi-même et ton voisin de siège trouve ça bizarre. Je peux pas faire grand-chose contre ça. »

« C’est toi qui as commencé. Le jour où j’inaugure la Nouvelle Inquisition, je vais partir le feu avec la direction de Météo Média. Pis watch out les psychologues pour pitou. »

Rien ne va plus. À mesure que l’autobus grimpe en altitude, la situation devient aussi nébuleuse qu’un poème de Pierre Lapointe. On ne voit pas à 10 mètres. J’aurais dû rester couché.

Cinq cent mètres avant l’arrivée au terminal, un abribus rouillé au bout d’une route de terre, je remarque un morceau de ciel bleu du côté gauche. En moins de temps qu’il ne m’en faut pour écrire cette proposition subordonnée, les nuages se dissipent. Plus précisément, l’autobus a traversé le plafond nuageux. Je regarde à ma droite : le Cordón del Plata : une série de sommets des Andes à 5 et 6000 mètres d’altitude. Le soleil peut cracher à volonté ses rayons sur les pics enneigés. Woups ! Ma crème solaire.

Il suffit de grimper quelques centaines de mètres, à flanc de montagne, pour avoir une vue d’ensemble. Du côté Est, vers Mendoza, les vallées avoisinantes et tout l’intérieur de l’Argentine, des nuages à perte de vue, des vagues d’écume. Vers l’Ouest, en direction du Chili, des montagnes arides, des chevaux sauvages et un ciel bleu immaculé.

Un habitant du village m’a dit qu’en marchant dans la vallée, il est possible de se rendre jusqu’à une chute. Je m’engage dans cette voie. Après une heure de marche, je décide de m’attaquer à un des sommets. Je préfère les hauteurs. Aucune chute ou cascade ne vaut un paysage spectaculaire comme celui des montagnes.

Poco a poco, petit à petit, répétait souvent mon guide dans les montagnes du Venezuela. Comme il n’y a pas de sentiers, je dois ajuster ma trajectoire selon le relief, en suivant les parties moins accidentées où les éboulis sont moins probables. Dans les zones d’ombre, les roches sont givrées. Durant la nuit, le point de congélation est franchi. Au soleil, il fait trop chaud à mon goût. La transpiration est plus abondante que les réserves d’eau.

À quelques mètres d’un premier sommet, je lève la tête à temps pour voir le condor qui passe tout juste au-dessus de ma tête. L’endroit est si tranquille qu’on peut l’entendre fendre l’air. Le rapace jette un coup d’œil vers moi. Je peux l’examiner en détails : le col de plumes blanches, la tête dénudée (c’est une femelle, le mâle aurait une crête), le bec crochu… Pendant la journée, une douzaine de ces oiseaux noirs ont traversé l’azur, comme dirait l’auteur-compositeur-interprète avide de cliché. En vol, ils ont près de 3 mètres d’envergure.

Ça ne sert plus à rien de le nier. Je suis devenu un adepte de la technologie cellulaire. La preuve : j’ai envoyé un message texte à une amie de Buenos Aires, tandis que je me trouvais à 3 500 mètres d’altitude. Wish you were here…

Malgré la fatigue et le risque de manquer le seul autobus pour Mendoza, je vais vers ce qui me semble être le meilleur point de vue des environs. Il faut suivre la crête. En cours de route, je tombe sur une centaine d’os blanchis par le soleil, ceux d’une espèce animale que je ne saurais pas identifier, sans doute des chevaux ou des lamas. Impossible de résister. Je place les os en ordre de grandeur, je saisis deux fémurs et je me tape un trip de percussion osseuse. Les sons aigus sont si percutants qu’ils me font vibrer toute l’oreille interne. L’écho produit un effet saisissant : la musique provient de partout à la fois.

Après un bref repos sur le dos d’un rocher, je poursuis ma marche. Un esprit raisonnable se serait contenté d’un arrêt au premier sommet. Pas question. Il m’en fallait plus. Pour la première fois de cette expédition, mis à part le hennissement des chevaux sauvages, un cri d’animal se fait entendre. Je n’ai pas la moindre idée de ce que c’est. Le fantôme d’un alpiniste ? (Si tu veux faire peur à un fantôme, qu’est-ce que tu lui dis ? Tu lui fais des menaces de vie ?) El Famoso Gato Andino ? Tout juste avant, j’ai découvert un spécimen de crotte séchée qui pourrait appartenir au chat andin (la quête se poursuit).

Le cri n’a rien d’un miaulement. Il s’agit plutôt d’un curieux ricanement, dont j’ai de la difficulté à identifier la provenance exacte. Ça pourrait être autant un oiseau qu’un rongeur ou un reptile. Je prépare ma défense : une roche dans chaque main. J’avance poco a poco. La solitude m’apparaît terrifiante. Elle dévoile une autre facette. Fini le sentiment de communion avec l’univers. Personne à moins de dix kilomètres. Aucun secours possible. Après un quatrième cri plus puissant que les autres, j’aperçois un troupeau de guanacos, proches cousins du lama. Le chef avertissait les autres de ma présence menaçante. La peur était réciproque. Les blonds guanacos retraitent vers les hauteurs. Je n’ai plus qu’à profiter de la vue sur le Cerro El Plata.

Pour descendre, je prends un chemin plus facile, mais qui me mène en direction opposée, vers le centre de ski ouvert deux mois par année, en juillet-août, s’il y a assez de neige.

Sur le chemin du retour, je croise un cinquième troupeau de chevaux sauvages. La suite est un épisode supplémentaire de mes mésaventures avec le règne animal : après l’attaque des lamas à Macchu Picchu et les morsures de fourmis en Amazonie, voici maintenant la fureur de l’étalon. Pour épater une jolie jument près de laquelle je me suis trop approché, un jeune cheval m’explique clairement la notion de territoire. Cris de colère à l’appui, il me poursuit sur une vingtaine de mètres. Même si j’avais les genoux en morceaux, l’adrénaline a compensé de manière admirable.

Dans le taxi qui me conduit de la station à chez moi, le chauffeur m’apprend qu’il a plu sur Mendoza pour la première fois en deux mois. Avant que je débarque, il me demande comment j’ai fait pour attraper un coup de soleil. J’ai pris un autobus jusqu’au paradis. Qué dices ?

p.s. Je n’ai aucune image (autre que mentale) de cette journée. Raison : l’appareil était dans le même sac que la clé de Geneviève, qui est à Santiago, capitale du Chili.

1 commentaires:

À 10:56 a.m. , Blogger Gantures a dit...

Incroyable vraiment passionnant.
Mes félécitations trés distingués

 

Publier un commentaire

S'abonner à Publier des commentaires [Atom]

<< Accueil