23.4.06

APRÈS DÎNER.

(Buenos Aires, Argentina)

Un premier serveur s’approche quand il remarque le dictionnaire français-espagnol sur la table. Les deux autres se joignent à lui. Pas plus d’une dizaine de clients ont besoin de leurs services. Ils veulent savoir d’où on vient. Le plus vieux, 34-35 ans, me demande s’il existe encore des langues autochtones au Canada. Il a une physionomie semblable à celle des Quechuas ou Aymaras qui habitent les pays andins. Je lui parle du Grand Nord et des territoires inuits. L’intérêt des deux autres s’estompe rapidement. Ils ramassent les assiettes vides et laissent leur collègue discuter avec nous.

« Buenos Aires est une ville très polluée. C’est pas comme au Canada. Ici, il y a encore plein de vieilles autos qui crachent de l’huile et de l’essence mal brûlée. Dans la province où je suis né, l’air est pur. Les montagnes des Andes ne sont pas très loin. Sept millions de personnes dans une ville, c’est rien de bon pour la santé mentale. »

Il se présente : Victor. Comme personne ne fait appel à lui, il profite de l’occasion pour nous parler de son pays.

« Avant 2001, un peso valait la même chose qu’un dollar américain, mais c’était artificiel tout ça. L’Argentine a fait exactement comme le voulaient la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International. Le gouvernement a privatisé tout ce qu’il y avait d’entreprises publiques. Qu’est-ce que ça a donné ? Une des pires crises économiques. L’eau des grands lacs dans le sud du pays n’appartient plus aux Argentins. Ce sont des entreprises étrangères qui vont exploiter les réserves d’eau douce. La vie est difficile. »

Il sort un stylo et commence à gribouiller sur une napkin.

« Le salaire mensuel est de 890 pesos*. Pour nourrir ta famille, il faut compter environ 500 pesos par mois. Ajoute à ça un logement qui coûte lui aussi 500 pesos. Pour faire des sous supplémentaires, je tape des travaux pour des collègues avec qui je fais des cours du soir. »

« La vida es muy dificil. »

Son regard ne lâche plus le mien.

« Je suis originaire de Salta dans le nord du pays. Quand mes parents se sont séparés, ils ont tout vendu : la maison, l’auto, le commerce… C’était quelques années avant que je termine l’école secondaire. Il a fallu que je change mes projets : ce n’était plus possible pour moi d’aller à l’université. »

À mesure que Victor raconte son histoire, ses yeux se remplissent d’eau. Il jette des coups d’œil vers les tables où sont les autres clients.

Penses-tu retourner dans ta ville natale ?

« Pas pour tout de suite. C’est plus facile gagner de l’argent à Buenos Aires. Les enfants sont encore trop jeunes. »

Il fait un autre calcul.

« Six heures de sommeil par nuit. Dix heures au restaurant. Une heure d’autobus. Trois autres heures à étudier l’anglais ou à faire des petits contrats. Ma femme me demande souvent comment je fais. La vie est dure en Argentine. »

Alors qu’il est sur le point de ne plus pouvoir se contenir, Victor me serre la main et souhaite un bon voyage à Geneviève et moi.

Avant d’aller porter un menu au retraité qui vient de s’asseoir, il essuie ses larmes en écrasant son pouce et son index sur les yeux.

Je fais signe au serveur derrière le comptoir.

L’addition, por favor.



*environ 360$ canadiens.

0 commentaires:

Publier un commentaire

S'abonner à Publier des commentaires [Atom]

<< Accueil